“Bobby”, itinéraire d’un Kennedy
A l’occasion de la sortie de la biographie de Robert Kennedy aux éditions Fayard, la Revue des Juristes de Sciences Po a pu s’entretenir avec son auteur : Guillaume Gonin. Retour sur la vie et le parcours de “Bobby” ; Attorney General, plus proche conseiller de JFK et défenseur des droits civiques.
Robert Kennedy reste une figure méconnue en France. Comment expliquez-vous cela et pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sa biographie ?
Je ne l’explique pas. De l’autre côté de l’Atlantique, Robert Kennedy est une institution américaine, comme son frère, loué par les élus démocrates comme républicains. Quiconque s’intéresse à la famille Kennedy et à la politique américaine des années 1960 ne peut donc passer à côté de ce personnage-clef. Sa vie permet de mieux comprendre les enjeux de cette époque, de la présidence de JFK à la reconnaissance des droits civiques, en passant par l’émergence de l’opposition à la guerre du Vietnam et les tensions internes qui ont toujours tiraillé les Etats-Unis, entre progressisme avant-gardiste et conservatisme profond. Encore aujourd’hui, d’ailleurs. Par son itinéraire personnel et politique, Robert Kennedy cristallise les évolutions de son pays et de son temps. Il est à la fois miroir et acteur des changements de ces années 1960 si tumultueuses. C’est l’un des aspects qui m’a donné envie d’écrire son histoire.
Comment jugez-vous la relation entre le Président Kennedy et son frère ? La nomination au poste d’Attorney General (Ministre de la Justice) de Robert Kennedy par JFK fut à l’époque très critiquée.
A juste titre ! C’était un flagrant délit de népotisme. Nommer ministre de la Justice son propre frère et directeur de campagne, alors à peine âgé de 35 ans, était très risqué. Tous l’attendaient au tournant. Mais JFK avait trop besoin de Robert Kennedy à ses côtés. Son frère a été son directeur de campagne aux élections sénatoriales et surtout présidentielles. Entre les deux, il a aussi mené ses enquêtes au Sénat contre la mafia et la corruption syndicale, contribuant au succès de JFK à la fin des années 1950 – lui aussi présent dans la Commission sur l’insistance de Robert. Une relation de confiance s’est donc nouée entre les deux frères, pas forcément proches en grandissant. En fait, ils se sont trouvés en politique. Une fois élu président, « Jack » a donc naturellement fait appel à Robert, un peu poussé par leur père…
Selon vous, qu’est-ce qui a pu pousser un jeune américain blanc, diplômé d’Harvard et issu d’une des familles les plus riches des Etats-Unis à prendre la défense de tant de minorités (latino-américains, noirs, indiens d’Amérique…) durant la seconde moitié de sa vie ?
Tout s’est joué après la mort de JFK. Jusqu’au 22 novembre 1963, le président était le référentiel de la vie de « Bobby ». Il était le frère protecteur, investi d’une mission. Mais les balles de Lee Harvey Oswald ont forcé Robert Kennedy à se remettre profondément en cause. Après une période de dépression, durant laquelle il plonge dans les tragédies grecques et les écrits d’Albert Camus pour donner du sens à son deuil impossible, Bobby cherche sa propre voie, se délestant enfin du poids des obligations familiales. C’est à dire fraternelles et paternelles. Et dans sa quête, cet homme qui a toujours eu un penchant pour les challengers, du fait notamment de sa place de 7ème enfant dans la famille la plus compétitive qui soit, s’est progressivement trouvé une nouvelle cause en rencontrant les minorités. Il est devenu la voix de ceux qui n’en avaient pas.
Robert Kennedy a eu un rapport très particulier avec le droit du fait de ses fonctions et aujourd’hui du centre qui porte son nom (Robert F. Kennedy Center for Justice & Human Rights). Vous dîtes dans le livre que le droit fut « a posteriori » un chemin évident pour Bobby. Etait-ce aussi un moyen pour RFK d’exister face à son illustre frère et de prouver à son père qu’il méritait son attention ?
C’est très juste. Mais cela correspondait également au manichéisme dans lequel il s’enfermait comme jeune adulte. En grandissant, souvenez-vous que Robert s’est défini par un rapport très fervent à la religion. Il était de loin le plus pieux des neuf enfants Kennedy. Et sûrement le plus moralisateur, au grand dam de ses aînés beaucoup plus casual. Très tôt, Bobby voyait donc le monde en deux catégories très étanches : le bien et le mal. S’engager dans la voie du droit pour lutter contre la corruption dans les syndicats, censés protéger leurs adhérents, puis contre l’influence de la mafia, terrorisant d’« honnêtes Américains », semblait donc un chemin tout tracé pour quelqu’un de sa trempe.
Quel est aujourd’hui l’héritage de Robert Kennedy ? Reste-t-il une source d’inspiration pour beaucoup d’américains ? Barack Obama s’était notamment inspiré de Robert Kennedy pour sa campagne de 2008 et ses discours (on pense notamment aux fameux ‘ripples of hope’).
J’ai posé cette même question à Peter Edelman, l’ancien conseiller juridique de Robert Kennedy au Sénat, passé ensuite par l’administration de Bill Clinton et aujourd’hui professeur de droit à l’université de Georgetown, à Washington. Car, vous avez raison, les références à Bobby se sont particulièrement multipliées pendant les dernières campagnes présidentielles, que ce soit Barack Obama ou Hillary Clinton.
Mais à l’image de son itinéraire, l’héritage de Robert Kennedy est complexe à saisir. Aux Etats-Unis, il est à la fois omniprésent et difficilement palpable. De nos jours, l’hommage aux Kennedy – JFK comme Bobby – est certes devenu un passage obligé pour tout prétendant démocrate, un peu comme de Gaulle ou Jaurès en France. Cependant, contrairement à son frère, Robert Kennedy n’a pas eu 1000 jours à la Maison blanche pour imprimer de sa propre marque l’orientation politique de son pays. Fauché en pleine campagne présidentielle, à 42 ans seulement, Bobby a plus posé les bonnes questions qu’il n’a appliqué un programme précis. Son héritage se trouve donc d’abord dans son action comme ministre de la Justice et principal conseiller de JFK. La crise des missiles de Cuba et les droits civiques sont à cet égard très enrichissants. Mais son héritage se trouve également dispersé entre ses discours, ses voyages et son action comme junior senator de New York, entre 1965 et 1968, à travers notamment sa lutte contre les discriminations et son programme de développement urbain. Enfin, l’héritage de Bobby se trouve surtout dans sa folle épopée présidentielle de 1968, où l‘on ne peut qu’imaginer à quoi aurait ressemblé une présidence Robert Kennedy, avec ses échecs et ses réussites, et ce qu’elle aurait changé. C’est en tout cas l’ambition de ce livre.
Il reste en tout cas une source d’inspiration pour beaucoup d’Américains. Président, George W. Bush a renommé le principal bâtiment du ministère de la Justice « The Robert Kennedy Building ». L’ancien ministre du Travail de Bill Clinton et économiste Robert Reich, qui travaille aujourd’hui sur les questions d’inégalités aux Etats-Unis, a commencé sa carrière comme stagiaire au Sénat auprès de Robert Kennedy. Le militant des droits civiques et actuel Congressman John Lewis revendique quant à lui deux modèles : Martin Luther King et Bobby Kennedy. Je pense encore au journaliste Jon Stewart, icône du Daily Show pendant quinze ans, qui voit en RFK son héros. La grande diversité de ceux qui se réclament d’une manière ou d’une autre de lui témoigne donc de la place singulière qu’il occupe dans l’imaginaire collectif américain – encore aujourd’hui.