Un, deux, trois … Interdisciplinarité

L’École de droit de Sciences Po organise régulièrement des conférences ou des rencontres sur divers sujets d’actualité juridique. Ces évènements sont l’occasion pour les professeurs, les chercheurs, les doctorants ou d’autres membres de l’école et invités d’échanger sur ces sujets. La Revue des Juristes de Sciences Po vous propose de découvrir leurs idées. 

C’est pour une présentation de son livre, « À quoi sert le droit ? Fonctions, usages, finalités », déjà réputé et paru l’année dernière chez Bruylant, que François Ost a répondu à l’invitation de l’École de droit de Sciences Po le jeudi 5 octobre 2017. Professeur de philosophie et de sociologie du droit à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, François Ost a consacré de nombreux travaux à la théorie du droit, et notamment à la mise en perspective du droit par d’autres matières et paradigmes, comme les lettres ou le jeu.

Ce dernier ouvrage propose donc, comme une synthèse des réflexions de l’auteur au cours de sa carrière, une théorie générale sur le rôle et la place du droit dans la société aujourd’hui, dans un monde qu’il envisage lui-même de qualifier de post-juridique.

La crise que serait en train de subir le droit, à cause d’une pluralité et d’une compétition des normativités due à la mondialisation, rendrait à cet égard selon lui d’autant plus pertinente une réflexion sur ce que l’on peut espérer du droit. En d’autres termes, François Ost pose la question de la contribution du droit à des relations sociales contemporaines empreintes de toujours plus de diversité, de complexité et d’aspirations variables de la part de leurs acteurs.

Trois angles principaux sont ainsi articulés pour répondre à la question initiale de l’auteur : les usages, les fonctions et les finalités du droit.

François Ost expose dans un premier temps les usages qui sont faits du droit, distinguant ceux qui lui sont conformes de ceux qui tendent à lui contrevenir. La dichotomie lui permet également de préciser le cadre et les termes de son analyse, afin de clarifier son intention et ses méthodes. Il montre alors notamment la variété considérable des situations et des degrés dans lesquels le droit est utilisé, en insistant sur les cas où le droit se voit détourné, contourné ou abusé.

Le Professeur Ost met ensuite ces usages en relation avec des fonctions qu’il définit selon une autre distinction qu’il propose entre fonctions primaires et fonctions secondaires. C’est-à-dire, entre celles à travers lesquelles le droit donne une forme au fait social, en codifiant certaines normes et en ancrant certaines valeurs, et celles à travers lesquelles le droit se structure en tant qu’outil. Il s’agit alors des fonctions de cadrage, de repérage, d’archivage et d’arbitrage qu’opère le droit quant à ces normes et ces valeurs juridiquement exprimées. La réalisation de toutes ses fonctions concourent plus largement à construire des liens et à établir des limites, et amène l’auteur à dire que ce dernier est « la mesure du social ».

Enfin, François Ost soutient que la conjugaison des usages et des fonctions du droit précédemment présentées se fait au service de certaines finalités. Elles peuvent être extrinsèques, et déborder le droit comme une sorte d’objectifs d’un ordre supérieur. Ce sont pour l’auteur respectivement la démocratie, la justice et l’institution de l’humain. Mais il y a aussi des finalités intrinsèques au droit, au sens qu’elles lui permettent la promotion des précédentes. Ainsi, sommairement résumé, l’équilibre social qu’il définit, la contrainte et la confiance qu’il génère et sa capacité à évoluer et à s’adapter, favorisent les finalités plus importantes citées précédemment.

Le droit servirait donc à compter jusqu’à trois, à articuler systématiquement ces trois angles du fait juridique que sont la fonction, l’usage et la finalité.

Cela pour comprendre l’interface qui existe entre les aspects politique et éthique de nos vies. Il y aurait dès lors nécessairement une dialectique entre la sphère politique, dans laquelle l’individu se meut avec et contre les autres selon ses intérêts et ses envies, et la sphère éthique, pour laquelle chacun cherche, aspire et tente de suivre une certaine normativité. Élaboration symbolique, le droit serait donc l’outil nécessaire pour une action cohérente sur le lien social.

Du propre aveu de François Ost, cet ensemble gagnerait à être repris et enrichi – malgré la rigueur et le soin déjà présents et qui ne manquent pas de marquer les lecteurs de l’ouvrage comme tous ceux qui écoutent son auteur en parler. La précision et l’expertise du professeur conduisent effectivement à reconnaître la radicalité qu’il s’emploie à formuler. Les exemples auxquels il a recours pour détailler des distinctions et des ramifications très fines démontrent la volonté de l’auteur d’insérer sa réflexion dans une perspective plus vaste, plus utile et concrète.

C’est cependant dans la spécificité même de son travail, l’intervention et l’entremêlement de perspectives juridiques, philosophiques et anthropologiques, que l’ouvrage de François Ost a suscité les retours les plus critiques.

Si le droit permet de rendre visible certains liens sociaux, ne peut-il pas non plus servir à les masquer? Comme l’a soulevé Mikhaïl Xifaras avec l’exemple de l’esclavage, peut-on s’extraire par la question de l’usage du droit, empiriquement posée, d’une distinction entre un bon et un mauvais usage?

La position du juriste sur ces considérations, ou encore la conception que se font les acteurs du droit plus généralement eux-mêmes de leur rapport au droit, interrogent elles aussi. Elles ont peut-être poussé par ailleurs Horatia Muir-Watt à questionner l’avantage comparatif du droit quant à d’autres formes de normativité, comme la religion, et remis la brève conférence de François Ost au centre d’un débat plus global sur l’interdisciplinarité.

 

Matthieu Misik

[cite]