En quête de légitimité en Catalogne
Le 25 septembre 2017, quelques jours avant le médiatique référendum organisé en Catalogne, l’Ecole de Droit de Sciences Po a eu la chance de rencontrer Raül Romeva i Rueda, Conseiller aux Affaires et aux Relations Institutionnelles et Extérieures et à la Transparence du Gouvernement de Catalogne depuis janvier 2016, député au Parlement de Catalogne depuis septembre 2015, élu sur une liste de la candidature indépendantiste Junts pel Sí (JxSí), et ancien député européen. La conférence, intitulée “Autodétermination et démocratie: le cas de la Catalogne”, sert ici de point d’appui à Rada Markova pour analyser les grands enjeux juridiques de ce référendum et de l’autodétermination des peuples en Europe.
« Je suis catalane et espagnole » déclare une jeune femme dans l’amphithéâtre. Une affirmation qui pourrait sembler contradictoire au regard des évènements qui ont eu lieu en Espagne ces dernières semaines, et plus particulièrement après la tenue d’un référendum fortement contesté par les autorités espagnoles. Une quête de légitimité semble en train de se produire et la question de l’opposition des deux notions évoquées par la jeune femme apparaît aujourd’hui essentielle.
Après une semaine de fortes tensions entre Madrid et Barcelone, le 10 octobre 2017, le président de la région autonome, Carles Puidgemont, s’est enfin exprimé devant le Parlement catalan sur l’issue du référendum du 1 octobre. Dans son discours, Puidgemont a affirmé que la Catalogne avait obtenu le droit d’être constituée comme un Etat indépendant sous forme de république mais qu’il suspendait la mise en œuvre de la déclaration d’indépendance. Ainsi, la déclaration unilatérale d’indépendance de la Catalogne si attendue n’a pas été prononcée. L’allocution du président catalan a eu lieu seulement quelques heures après le discours de Donald Tusk, président du Conseil européen, devant le Comité des Régions, un organe représentatif des collectivités locales situé à Bruxelles. Lors de son intervention, Tusk a appelé à éviter l’argument de la force en faveur de la force des arguments. Ainsi, au lieu d’appliquer les résultats du scrutin Puidgemont a fait preuve de prudence et stratégie en annonçant le décalage dans le temps de la déclaration d’indépendance afin d’entamer le nécessaire dialogue avec Madrid.
C’est dans cet instable statu quo qu’il convient de s’interroger sur les enjeux de cette nouvelle étape pour l’ordre juridique espagnol, européen, et international.
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Un droit de vote sanctionné
« Voulez-vous que la Catalogne soit un Etat indépendant sous forme de République ? » : c’est à cette question que citoyens de la région ont été invités à répondre lors du référendum qui a eu lieu le 1er octobre en Catalogne. Afin de légitimer la mise en place du référendum, le Parlement catalan a voté le 6 septembre, sous des conditions contentieuses la loi 19/2017 pour le référendum d’autodétermination dont l’article 4 dispose que « le résultat du référendum est contraignant ».
Or, si selon le Tribunal constitutionnel, le peuple catalan dispose du droit de s’exprimer sur la question de son indépendance l’organisation du référendum est conditionnée à une révision de la Constitution. La procédure, qui n’a pas été respectée, est régie par l’article 167 du texte constitutionnel, selon lequel les projets de révision de la Constitution doivent être adoptés par trois cinquièmes (⅗) de chaque chambre du Parlement espagnol ou, en cas de désaccord, par une commission paritaire. Afin d’être ratifié, le projet de révision devrait être soumis à un référendum à la demande d’un membre de l’un des deux chambres.
Le Tribunal constitutionnel exerce sa juridiction dans l’ensemble du pays et est compétent sur toutes les questions liées aux recours en inconstitutionnalité contre des lois et des dispositions normatives ayant force de loi. Par conséquent, la décision judiciaire, qui a l’autorité de la chose jugée, annule le référendum, ce qui donne une base juridique au le gouvernement espagnol pour agir au nom de la loi nationale et protéger l’ordre constitutionnel du pays.
Un paradoxe constitutionnel
La Constitution espagnole ne garantit pas explicitement l’intégralité du territoire du pays. A la différence de la Constitution française de 1958 dont l’article premier dispose que « La France est une République indivisible », la Constitution espagnole de 1978 consacre dans son article 2 le principe de « l’unité indissoluble de la Nation espagnole ». Une telle circonstance est nécessairement liée à la présence de différents peuples qui constituent la nation espagnole mais qui possèdent des caractéristiques historiques et culturelles distinctes. Ainsi, la diversité culturelle est la raison pour laquelle c’est l’unité de la Nation qui symbolise l’intégrité du pays. Il s’agit d’un élément qui pourrait à la fois consolider l’unité de l’Etat ou, au contraire, fragiliser la cohésion de ce dernier.
On lit dans le même article que la Constitution « reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles. » Plus tard l’article 143, faisant référence à l’article précité, précise que l’auto gouvernance des régions est une application du droit à l’autonomie consacré par la Constitution. L’autonomie ne signifie pas l’indépendance. Cependant, on ne peut pas nier le fait que l’ordre constitutionnel, tel qu’établi par la Constitution, fournit aux régions autonomes espagnoles les outils pour s’éloigner du pouvoir central et se redéfinir en une entité distincte.
A ce sujet, revenons vers les mots de la jeune femme dans l’amphithéâtre. Le fait d’être Catalan exclut-il la possibilité d’être Espagnol ? n voit bien que tout le paradoxe est lié à l’unité de la nation espagnole. Autrement dit, se redéfinir signifie que le peuple catalan ne s’identifie plus à la nation espagnole. Néanmoins, la légitimité de la Constitution provient de sa reconnaissance par le.s peuple.s qui constitue.nt la nation. Si le peuple catalan souhaite s’éloigner et se redéfinir à l’égard de la nation espagnole, cela implique conséquemment que la légitimité de la Constitution n’est plus reconnue comme telle.
En dehors des arguments économiques, la difficulté de gérer une telle situation au niveau institutionnel provient de la nécessité à trouver un consensus entre différents intérêts. Or le consensus nécessite à faire un compromis ou un arbitrage en faveur d’un intérêt. On comprend ici l’idée récurrente assimilant l’unité de la nation, symbolisée par l’Etat, à la dominance.
Une légitimité ancienne
La « déloyauté » des indépendantistes catalans ne concerne cependant pas uniquement ’Etat espagnol mais aussi la Couronne espagnole. L’Espagne étant une république monarchiste, le Roi de l’Espagne, Felipe VI, est l’héritier de la branche espagnole de la maison des Bourbons. Ces derniers règnent en Espagne depuis la fin de la guerre de la Succession d’Espagne du XVIIIe siècle. Par sa personne, le Roi incarne donc un ordre ancien bâti pendant de longues années et dont la légitimité est historique.
Il ne devrait, donc, pas être surprenant que le monarque ait choisi de sortir de son anonymat traditionnel afin de tenir un discours sur la situation dans le pays. Son apparition en public peut être comparée à 1981, lorsque son père, Juan Carlos I, refusa de soutenir une dictature menaçant la jeune démocratie dans le pays et la nation espagnole dans son ensemble.
L’allocution du Roi actuel semble controversée. Felipe VI prend le contrepied des revendications démocratiques d’une partie de la nation espagnole, dont il incarne l’unité, en justifiant les actions du gouvernement espagnol à défendre l’ordre institutionnel et sans condamner la violence policière exercée pour empêcher des citoyens espagnols de voter.
Il y a donc une opposition claire entre la volonté d’autodétermination exprimée massivement par le peuple catalan et l’intérêt de protéger l’intégralité du pays. Cependant, on peut bien se demander si une violence disproportionnée de tel type est justifiée à l’égard des lois dans un pays qui se veut démocratique. Dans un tel contexte, au lieu de rechercher un moyen de sauvegarder l’unité de la nation dans son discours, le Roi entre en désaccord avec le registre émotionnel qui existe dans le pays et qui est lié à l’émergence d’une nouvelle forme de légitimité dans la société, celle du bas vers le haut, la légitimité populaire.
Une légitimité démocratique
Les Catalans revendiquent le droit de décider leur avenir. Cette revendication semble complètement légitime au regard des principes démocratiques que la Constitution espagnole consacre.

C’est en effet dans ce sens que l’Espagne signe en 1976 et ratifie un an plus tard le Pacte sur les droits civils et politiques et le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966. Ceux-ci reconnaissent le droit de tous les peuples « de disposer d’eux-mêmes » ainsi que leur liberté de décider leur statut politique et assurer « librement leur développement économique, social et culturel ». Ces deux documents représentent des traités qui contiennent les principes annoncés par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Selon l’article 96 de la Constitution « les traités internationaux régulièrement conclus et une fois publiés officiellement en Espagne feront partie de l’ordre juridique interne. […] ». Ainsi, le droit d’autodétermination, qui représente un principe démocratique, est reconnu par la Constitution espagnole et l’Etat espagnol y est rattaché en vertu de ses engagements internationaux.
En dehors du cadre des traités internationaux, l’Espagne prône certains principes fondamentaux liés aux droits de l’homme en tant que membre actif de la communauté internationale. L’un de ces principes est le droit d’autodétermination des peuples qui, depuis 1945, est devenu la base juridique principale de la naissance de nombreux Etats durant le processus de décolonisation au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. La Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux adopté en 1960, définit le droit d’autodétermination et les Etats ont reconnu que « tous les peuples ont le droit à l’autodétermination ». De plus, avec l’adoption des deux pactes ainsi que de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies du 1970, le droit d’autodétermination est étendu à tous les peuples, victimes ou non de colonisation. Ainsi, selon cette Déclaration, il s’agit ici du droit de « déterminer leur statut politique, en toute liberté et sans ingérence extérieure, et de poursuivre leur développement économique, social et culturel. »
Un enjeu européen
Du point de vue du droit international public la création d’un Etat catalan indépendant n’est pas impossible. Selon la Déclaration sur les principes du droit international et les relations amicales entre les Etat évoquée précédemment, « la création d’un Etat souverain et indépendant […] ou l’acquisition de tout autre statut politique librement décidé par un peuple constituent pour ce peuple des moyens d’exercer son droit à disposer de lui-même. »
De manière générale, la création d’un nouvel Etat n’est pas soumise à des critères strictement définis. Cependant, pour rejoindre la communauté internationale l’existence d’un nouvel État doit être reconnue par les Etats et les gouvernements. Or, on a pu constater que Bruxelles, ainsi qu’un bon nombre de dirigeants européens semblent embarrassés par la conduite des événements en Catalogne. L’opinion largement partagée consiste à considérer que l’indépendance de la Catalogne inciterait d’autres peuples de traditions régionales de se lancer dans une aventure d’indépendance ce qui créerait un risque de démembrement de l’Union.
S’il est vrai que différents peuples européens aspirent aujourd’hui à l’indépendance , les tendances indépendantistes ne devraient pas être nécessairement conçues comme un danger pour l’Union européenne. Le principe fondateur du projet européen est la sauvegarde de la paix et la prospérité à l’Union tout en s’enrichissant de différentes cultures, langues et traditions en Europe n’est pas remis en question par la situation en Catalogne.
Au contraire, le projet politique catalan vise un État indépendant, mais partie entière de l’Europe. Dans le même sens, les résultats du référendum approuvant la sortie du Royaume-Uni de l’Union étant massivement rejetés par les Écossais pourraient mener à une nouvelle consultation populaire après le référendum de septembre 2014. Il est d’ailleurs fort possible que les Ecossais votent massivement en faveur de leur indépendance car le vote, autrefois partagé, serait aujourd’hui largement influencé par l’avènement du Brexit cette fois-ci.
L’Ecosse et la Catalogne ne sont pas des exemples isolés : des tendances identiques sont visibles au sein de nombreux pays européens. Le statu quo défendu par l’Union et les leaders politiques européens apparaît contre-productif dans un monde où les sociétés se transforment et évoluent. Il est donc opportun d’adapter les institutions aux transformations sociales puisqu’il s’agit de processus sociaux irréversibles, incontrôlables et dont la stigmatisation risque de produire des conséquences alarmantes dans un avenir proche.
Rada Markova
Etudiante – M2 GGS