La Nuit du Droit du Conseil Constitutionnel – 4 Octobre 2017
« La nuit, on pense mieux, la tête est moins pleine de bruit »
Victor Hugo cité par le Président Laurent Fabius.

(c) Conseil Constitutionnel
La première édition de la Nuit du Droit s’est tenue le 4 octobre 2017 au Conseil Constitutionnel à Paris. Après une brève introduction par le Président du Conseil Constitutionnel Laurent Fabius, de prestigieux intervenants étaient invités à s’exprimer sur le droit et sur la démocratie. Le public a notamment eu le privilège d’entendre Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard, Cédric Villani, député et lauréat de la médaille Fields en 2010, Guido Raimondi, Président de la Cour européenne des droits de l’Homme, Robert Badinter et Bernard Cazeneuve, que l’on ne présente plus.
Quatre thèmes avaient été choisis pour cette première Nuit du Droit : la lutte contre le terrorisme et les libertés publiques, la protection de l’environnement, l’intelligence artificielle et le droit du travail. Éminents intervenants, sujets d’actualité et débat de fonds : un parfait cocktail pour une première nuit du droit réussie.
Des membres de la Rrevue ont eu l’opportunité de se glisser dans le public. Jules Andreau et Louis Tasset de Landtsheer, membres de la Revue des juristes de Sciences Po, vous proposent un compte rendu des conférences intitulées « Lutte contre le terrorisme et libertés publiques » et « L’intelligence artificielle et le droit ».
« Notre amour de la liberté »
Réfléchir à la question de l’équilibre entre la lutte contre le terrorisme et la protection des libertés publiques est le difficile exercice auquel se sont prêtés Robert Badinter, Bernard Cazeneuve et Guido Raimondi en ouverture de cette première édition de la Nuit du droit le 4 octobre 2017.
Difficile, d’abord, de par la brûlante actualité de la question, le terrorisme ayant frappé la France et l’Europe à de multiples reprises depuis 2015 et encore dernièrement à Manchester, Barcelone et Marseille.
Difficile ensuite dans le contexte de présentation à l’Assemblée Nationale d’un texte sur la transposition en droit commun de dispositions présentes dans la loi relative à l’état d’urgence.
Difficile enfin en raison des responsabilités passées et présentes de ces trois personnalités.
La Cour européenne des droits de l’Homme s’assure que « les limitations des droits pour faire face à la menace sont proportionnées ».
Le Président de la Cour européenne des droits de l’Homme, Guido Raimondi, a ouvert les débats en précisant que le double objectif de la lutte contre le terrorisme et la protection des libertés publiques,plus qu’une nécessité, est un véritable devoir.
Il s’est ainsi attaché à rappeler que l’état d’urgence ne signait pas une négation des droits publics. Il a affirmé, pour rassurer son auditoire, que la Cour européenne des droits de l’Homme encadrait et contrôlait l’état d’urgence en vérifiant que « les limitations des droits pour faire face à la menace sont proportionnées ».
Guido Raimondi est ensuite revenu sur l’accusation souvent faite à la Cour européenne des droits de l’Homme d’être « l’alliée des terroristes ». S’il convient qu’il entre dans le rôle de la CEDH de protéger les droits des terroristes, il a présenté pour sa défense plusieurs exemples de décisions liées au terrorisme et rendues en faveur des États européens en matière de droit de la défense (Arrêt de Grande Chambre rendue le 13 septembre 2016 dans l’affaire Ibrahim et autres c. Royaume-Uni), de liberté d’expression ou encore de liberté d’association.
« Une ligne rouge à ne pas franchir : le respect des principes fondamentaux »
Dans un deuxième temps, Robert Badinter a pris la parole. Il a souhaité insister sur l’horreur du terrorisme, le décrivant comme « le pire ennemi de la démocratie », la source de « sang et de larmes » et « des pires souffrances », reprochant au passage aux juristes de parfois l’oublier en se concentrant sur des considérations techniques.
Pour penser la réponse étatique au terrorisme, Robert Badinter propose deux réflexions à toujours garder en mémoire. D’une part, porter atteinte aux droits de l’Homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, c’est consacrer la victoire des terroristes sur la démocratie. D’autre part, l’octroi de nouveaux pouvoirs exceptionnels pour lutter contre le terrorisme doit se faire seulement s’ils sont indispensables pour l’éradiquer.
Dans cet esprit, Robert Badinter a insisté sur une ligne rouge à ne pas franchir pour protéger les individus : celle du respect des principes fondamentaux. Il a ainsi invité le public à conserver, même dans le contexte des événements actuels, « son amour de la liberté ».
« Nécessaire d’apporter une réponse proportionnée, efficace et rapide pour faire cesser les attaques et en prévenir de nouvelles »
Enfin, Bernard Cazeneuve s’est exprimé. Il a commencé par rappeler que l’état d’urgence avait été mis en place pour la première fois sous le mandat du Président François Hollande lors des attaques du Stade de France et du Bataclan le 11 novembre 2015.
Pour justifier l’intervention gouvernementale, il a indiqué que « des crimes étaient perpétrés les uns après les autres » et parce qu’il était nécessaire d’apporter une réponse proportionnée, efficace et rapide pour faire cesser ces attaques et en prévenir de nouvelles en donnant à la police administrative et aux services de renseignement les moyens de limiter le risque d’attentats.
Il a souhaité ensuite s’exprimer sur l’actualité du débat et donner au passage quelques conseils au Président de la République Emmanuel Macron. Pour éteindre les polémiques, Bernard Cazeneuve lui conseille de déférer directement la question devant le Conseil Constitutionnel pour s’assurer de la validité des nouvelles dispositions. Il invite aussi le Parlement à mettre en place des missions d’information parlementaire permanentes sur l’exécutif pour que « le pouvoir contrôle le pouvoir ».
Robert Badinter a conclu cette discussion et cette première conférence de la Nuit du droit 2017. Il se refuse à considérer que les pouvoirs publics sont « affranchis de leurs obligations » envers les terroristes dans la mesure où ces derniers ne respectent aucune loi. Il ne faut pas franchir cette « ligne rouge » au risque « d’atteindre au cœur la liberté ».
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Intelligence Artificielle et Droit
À l’heure où de grandes institutions de recherche telle que la Royal Society et des autorités publiques comme le Parlement Européen réfléchissent à la nécessité d’une production juridique concernant l’intelligence artificielle, le Conseil Constitutionnel a fait le choix, dans ce deuxième temps de la Nuit du Droit, de s’interroger sur les problématiques complexes que posent les interactions entre progrès technique et droit. En effet, la révolution numérique, qui était censée nous faire entrer dans un monde nouveau, plus libre, apporte avec elle son lot de questionnements et de problèmes. Pour ce faire, un panel d’intervenants distingués composé d’Isabelle Falque Pierrotin, conseillère d’état et actuelle présidente de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), de Lawrence Lessig, très médiatique professeur à Harvard et fondateur de Creative Commons et de Cédric Villani mathématicien primé et député nouvellement élu, s’est réuni dans le grand salon du Conseil.
Face à la difficulté certaine que représente tout débat sur un sujet aussi vaste et dont la réalité nous est encore largement inconnue, la diversité des orateurs en présence a cependant permis d’aborder une multitude d’aspects du problème.
Les échanges se sont d’abord concentrés sur des interrogations classiques pour les juristes telles que la mainmise du Droit à l’égard du numérique et la compatibilité du temps législatif avec les temporalités de l’innovation.
« Mon pays est un pays failli du point de vue réglementaire », Lawrence Lessing.
Répondant au modérateur, Lawrence Lessig fait le constat de l’incompréhension des enjeux techniques de ces nouvelles technologies par les régulateurs. Cela se traduit notamment d’après lui par une législation déconnectée de son objet. Il est vrai que les réflexions communes entre juristes et praticiens sont peu communes. Or, pour Lessig, le régulateur doit faire montre d’une même agilité dans les domaines techniques que dans les domaines juridiques sans quoi il ne pourra être en mesure de conduire son action efficacement. De la même manière que le Droit s’est vu pénétré de considérations sociologiques au XIXe siècle pour faire face à la révolution industrielle et à ses conséquences sociales, le numérique pousse désormais les juristes à dialoguer avec des ingénieurs afin de raisonner sainement. Selon Lessing, la réintroduction du Droit au coeur du développement et du fonctionnement de ces technologies, ne pourra se faire sans cette compréhension préalable des conceptions techniques. Néanmoins, les techniciens sont accueillis avec force de conservatisme par les juristes qui les considèrent comme une nouvelle caste peu digne de confiance.
« Le Droit est quelque chose de vivant donc il doit accompagner l’innovation et lui-même innover, se réinventer, et surtout sur les concepts », Isabelle Falque Pierrotin.
S’inscrivant contre la vision d’un régulateur affaibli, Isabelle Falque Pierrotin refuse l’idée récurrente selon laquelle la complexité du phénomène numérique empêcherait le Droit de lui imposer son empire. Pour la présidente de la CNIL, le régulateur possède déjà des outils pour accompagner la dynamique de l’innovation. Elle rappelle à cet effet les récentes condamnations de Facebook et de Google sur les bases de dispositions légales datant de 1978. Il existe de fait un certain nombre de leviers dans le Droit, encore faut-il les mobiliser rappelle la conseillère d’Etat. Il s’agirait donc plutôt de décomplexer les régulateurs et les politiques plutôt que de se lancer dans une course législative. Néanmoins, face à cette complicité nouvelle posée par le numérique, le Droit cherche des voies originales. Comme tout objet vivant, il innove mais doit repenser ses méthodes de régulation. Pour ce faire, Isabelle Falque Pierrotin propose par une nouvelle forme de contractualisation, une co-construction du Droit par les acteurs du numériques et les pouvoirs publics. Finalement, c’est l’incorporation le plus en amont possible de considérations légales dans la création technologique qui permettra un développement équilibré. Enfin, répondant à Lessing, elle rappelle que la compréhension technique de ces technologies reste un enjeu qui dépasse le simple régulateur mais qui s’étend à tous les citoyens au vu de l’impact qu’elles représentent dans la vie de chacun.
« L’intelligence artificielle fait parler Droit au mathématicien », Cédric Villani.
Même si, pour le lauréat de la médaille Fields, le régulateur doit avoir une certaine culture pour comprendre les enjeux sous-tendant le numérique, il ne faut pas confiner ce débat aux experts sans quoi il perdrait son caractère sociétal et donc démocratique. Ses propos font ici écho à une interview qu’il a donnée au journal Le Monde, dans laquelle il a réaffirmé que “l’intelligence artificielle [était] l’affaire de tout le monde”.
Celui qui en septembre dernier a été chargé par le gouvernement de dresser une feuille de route sur l’intelligence artificielle, est revenu dans le cadre de la nuit du Droit sur certaines questions essentielles, abordant tour à tour l’opacité des algorithmes et leur impact sur la démocratie, les problèmes de leur prédictibilité, mais aussi des questions plus juridiques liées notamment à la responsabilité, la personnalité morale, ou la propriété intellectuelle que le numérique et particulièrement l’intelligence artificielle viennent bousculer. Il a par ailleurs insisté sur les opportunités que présente l’intelligence artificielle pour les juristes et notamment en matière de pédagogie et d’apprentissage du Droit.
Il conçoit ainsi l’IA comme un accompagnateur potentiel du législateur dans la rédaction de la loi – l’aidant par exemple à éliminer les contradictions des textes – ou du citoyen lors de démarches qui restent parfois ardues. Enfin, comme tout bon scientifique, sa conclusion a pris la forme d’une double interrogation. D’abord celle pratique de la souveraineté numérique de la France face aux géants mondiaux, laquelle s’inscrit dans le cadre d’affrontements stratégiques traditionnels. Ensuite, celle plus idéaliste du modèle de société que nous voulons atteindre à l’aide de ces nouveaux outils, rappelant la nécessité de définir le marché par la demande et non par l’offre.
Jules Andreau et Louis Tasset de Landtsheer,
membres de la Revue des Juristes de Sciences Po