Convention judiciaire d’intérêt public : l’indispensable confiance

 

La Revue des Juristes de Sciences Po vous propose de découvrir Les Cahiers Lysias, publication annuelle du cabinet Lysias Partners. Dans le cadre de ce partenariat, découvrez les enjeux de la loi Sapin II à la lumière de la pratique et les éclairages des avocats et des universitaires membres du cabinet.  

Dans cet article, Jean-Pierre Mignard et Sophia Allouache analysent la convention judiciaire d’intérêt public. 

 

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Le siège du Parquet National Financier, 5 Rue des Italiens

 

 

Désormais, par le mécanisme de la Convention judiciaire d’intérêt public (« CJIP ») créé par la loi Sapin II, la législation française autorise le Parquet National Financier[1] (id est les procureurs) à transiger avec des personnes morales dans le cadre d’infractions économiques limitativement énumérées (L’article 22 de la loi Sapin II, créant un article 41-1-2 dans le Code de procédure pénale, dispose que « le procureur de la République peut proposer à une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits prévus aux articles 433-1,433-2,435-3,435-4,435-9,435-10,445-1,445-1-1,445-2 et 445-2-1, à l’avant-dernier alinéa de l’article 434-9 et au deuxième alinéa de l’article 434-9-1 du code pénal, pour le blanchiment des infractions prévues aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts, ainsi que pour des infractions connexes, à l’exclusion de celles prévues aux mêmes articles 1741 et 1743, de conclure une convention judiciaire d’intérêt public ». Ces infractions visent des atteintes à la probité comme la corruption active et passive, le trafic d’influence, ainsi que le blanchiment de fraude fiscale, à l’exclusion du délit de fraude fiscale). 

D’inspiration anglo-saxonne[2], la CJIP instaure une procédure de justice négociée, ce qui révolutionne le mécanisme des sanctions et des peines.

Il ouvre la porte à des discussions multiples, et sans doute légitimes, sur la nouvelle philosophie pénale induite par cette procédure.

Notre propos n’est pas là. Nous aborderons les conditions de la validité de la CJIP. Elle repose sur la confiance mutuelle que doivent s’accorder ses protagonistes, c’est-à-dire les membres du Parquet national financier, les procureurs, d’une part, et la personne morale: entreprises, établissements bancaires, etc., d’autre part. Les personnes morales mises en cause pourront s’exprimer par leurs avocats, même si le texte n’en fait pas une obligation.

On devine que c’est bien la question de la confiance, et sa traduction dans la confidentialité des échanges, qui régira l’efficacité du mode transactionnel lui-même.

  1. La CJIP Parquet : une confidentialité absolue

Aux termes de la loi Sapin II, « tant que l’action publique n’a pas été mise en mouvement, le procureur de la République peut proposer à une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits », notamment pour des faits de corruption ou de trafic d’influence, « de conclure une convention judiciaire d’intérêt publique » (Article 22 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, créant un article 41-1-2 dans le Code de procédure pénale).

Cette rédaction laisse ouverte la possibilité de l’assistance d’un avocat ou d’une proposition directement faite à l’entreprise. Dans la majeure partie des cas, voire tous les cas, la mise en œuvre de la CJIP aura été précédée d’échanges entre les avocats et le Parquet.

Le Parquet est immédiatement mis en position de confesseur des péchés qui propose une absolution avant même qu’ait été établie la preuve des infractions suspectées.

En cas de succès de la CJIP, la personne morale versera une amende au Trésor public, et d’autre part devra s’acquitter de certaines obligations sous le contrôle de la nouvelle Agence Française Anticorruption[3]. En contrepartie le procès pénal sera évité, et la condamnation qui va avec…  

Tout n’est cependant pas si irénique.

Les dirigeants sociaux ne voient pas leur responsabilité exonérée de plein droit. Cette loi vise en effet à distinguer personnes physiques et personnes morales, les secondes étant mises à l’abri de l’opprobre public, de la condamnation pénale, ceci afin de sauvegarder leur réputation vis-à-vis de leurs clients, fournisseurs, marchés ou agences de notation.

C’est l’objectif affiché de la loi, et on peut le résumer ainsi : sanctionner les mauvaises pratiques des dirigeants tout en sauvegardant le crédit moral de l’entreprise.

L’entreprise devra donc en quelque sorte arbitrer entre ceux de ses dirigeants qui devront supporter la responsabilité de l’infraction. En ceci elle sera aidée par l’enquête préliminaire, laquelle aura distingué la responsabilité pénale personnelle des dirigeants, retenue, de la responsabilité de la personne morale, écartée.

Cela n’ira pas sans débats quelques fois difficiles au sein des entreprises car un ou des dirigeants devront accepter leur sacrifice au stade de l’enquête préliminaire. Comme pour l’Iphigénie de l’Iliade, ce sera la condition pour  que le vent se lève.

En cas d’échec de la « CJIP Parquet », les documents transmis durant la négociation resteront confidentiels et ne pourront en aucun cas être transmis à la juridiction d’instruction ou de jugement.

Aucune garantie formelle n’est toutefois énoncée à ce propos par la loi. Lors de l’ouverture d’une CJIP, le procureur de la République devra donc nécessairement se rappeler l’interdiction qui pèse sur lui, de diffuser les éléments échangés lors de la négociation. Que deviendront les  pièces transmises par la personne morale au procureur ? Il faudra s’assurer que les pièces lui seront restituées et les photocopies interdites. L’usage devra combler le vide la loi.

Ce n’est pas le cas au Royaume-Uni, où le procureur conserve les éléments qui lui ont été spontanément transmis et pourra en faire usage.

Une marge de négociation plus sereine devrait caractériser la procédure française dès lors que l’on ne risquerait pas de s’auto-accuser en cas d’échec de la CJIP.

  1. La CJIP Instruction : une confidentialité relative

Dans le cadre d’une information judiciaire, –c’est-à-dire après la désignation d’un juge d’instruction –  et si la personne morale mise en examen reconnaît les faits et la qualification pénale, le magistrat instructeur pourra, sur ordonnance, transmettre le dossier au Procureur, afin que celui-ci entame une négociation (« CJIP instruction »). Le procureur a trois mois pour réussir la négociation, sans quoi l’information judiciaire reprend à l’égard de tous.

Si l’information judiciaire est suspendue pour la personne morale, durant le temps de la négociation, elle peut se poursuivre à l’égard des autres parties personne physiques, témoins assistés ou mis en examen.

Dans le cadre d’une « CJIP instruction » en cas d’échec de la négociation[4], la loi ne prévoit aucun principe de confidentialité des déclarations ni des documents ou pièces transmises lors de la négociation.

Là encore, il faudra compter sur la déontologie du procureur de la République, afin qu’il s’impose la même obligation lors d’une CJIP instruction comme d’une CJIP Parquet. Le parallélisme des formes est ici déterminant. Ce point est important et en l’état du texte mérite d’être éclairci rapidement.

Le juge d’instruction sera nécessairement informé de son issue puisqu’au stade de l’information judiciaire, le magistrat instructeur et le Parquet sont associés à l’initiation d’une CJIP. Mais l’un et l’autre doivent taire les circonstances et raisons de l’échec.

La juridiction de jugement même si elle ne sera pas ignorante d’une tentative de CJIP (comment le taire ou du moins ne pas le laisser deviner ?) devra nécessairement ignorer les modalités de l’échec ou disposer des documents, pièces ou informations échangés, à l’initiative de la personne morale, susceptibles de nuire à sa défense.

 

  1. L’indépendance du Parquet, une des clefs de la confiance

A cet égard, la CJIP pose une nouvelle fois la question de l’indépendance du Parquet vis-à-vis de l’exécutif. Cette question actuellement à l’étude, devrait faire l’objet d’une proposition de réforme constitutionnelle. Une telle réforme, plébiscitée par beaucoup et depuis fort longtemps[5], pourrait impacter la confidentialité de la CJIP et renforcer la confiance des protagonistes dans cette procédure.

C’est d’ailleurs pour laisser une plus grande marge de manœuvre au PNF que les députés ont pris soin, en deuxième lecture, d’étendre leur champ de compétence au blanchiment de fraude fiscale. Elle était déjà de la compétence du tribunal correctionnel. La symétrie de la compétence s’avère logique lors d’une CJIP. Cette infraction, rappelons-le, échappe au « verrou de Bercy », critiqué encore récemment par le procureur de la République financier, et elle avait fait l’objet d’intenses  débats  lors de la session de l’assemblée nationale issue des urnes en juin 2017.

Néanmoins le degré de coopération entre le PNF et l’administration fiscale méritera là aussi d’être ausculté. Inévitable, notamment pour des raisons pratiques, il ne saurait se traduire par une hégémonie de l’administration fiscale sur le PNF ce qui pourrait être induit par la possession des outils de calcul du montant de l’infraction suspectée.

Cette entrée de plein pied de la procédure française dans la justice négociée repose donc sur un maître mot, la confiance, et sur une éthique des relations entre avocats et magistrats.

Le Premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, décrivait parfaitement l’édifice chancelant du secret sur lequel repose la justice : « le secret professionnel repose aussi sur des bases communes. Il n’est prescrit ni pour la protection des usagers ni pour la protection de ses dépositaires mais dans l’intérêt général. On se confie à un avocat, on ne communique des éléments à un juge que parce que l’on est assuré qu’il ne peut par quiconque et à l’égard de quiconque en être déchargé. Le secret est nécessaire au fonctionnement de l’institution. Il y aurait même un secret partagé qu’on appelait autrefois la « foi du palais », une règle qui maintenait entre tous, dans un espace confidentiel, ce que l’on apprenait, hors procédure, par hasard ou inadvertance. Ce rapport de confiance existe-t-il encore ? Y a-t-il encore une « foi du palais » ? »[6].

La CJIP est une procédure nouvelle-née. On fonde sur elle de grands espoirs mais elle est fragile. Elle ne grandira que si ces utilisateurs sont aussi ses curateurs. Elle ne résisterait pas à la négligence ou à la déloyauté.

La confiance ne se décrète pas, elle se mérite et se vérifie dans le temps.  Mais on peut retenir ici l’opinion avisée du Cardinal de Retz selon lequel « on est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance »[7].

Alors, entrons de plein pied dans la justice négociée.

Jean-Pierre Mignard

Docteur en droit pénal de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
Avocat au Barreau de Paris
Lysias Partners
Maître de Conférences à Sciences Po Paris

Sophia Allouache

Avocat au Barreau de Paris
Diplômée de Sciences Po Paris
Diplômée de l’université Paris II Panthéon-Assas
Lysias Partners

 

 

[1]      Le Parquet est composé magistrats, communément désigné par l’expression « magistrats du Parquet », exerçant les fonctions du Ministère public sous l’autorité du procureur de la République. Le Ministère public représente l’Etat. Son rôle est d’inviter les magistrats du siège à juger conformément à la politique criminelle du gouvernement et selon des raisons de droit ou de fait qu’il formule librement. Le Parquet National Financier est une section du Parquet spécialisée dans la délinquance économique et financière. Elle est dirigée par le procureur de la République financier

[2]      Dans l’esprit du Foreign Corrupt Practices Act américain ainsi que du Bribery Act britannique. Pour une analyse de l’influence anglo-saxonne, Cf. « La justice négociée » de ce numéro

[3]      L’Agence Française Anticorruption contrôlera la mise en place d’un programme de conformité qui pourra comprendre l’élaboration d’un code de conduite, d’un dispositif d’information du personnel ou encore la création d’un dispositif d’alerte interne

[4]      Dans l’hypothèse où celle-ci n’a pas abouti dans les trois mois, si la personne morale s’est rétractée ou si le président du Tribunal ne l’a pas validée

[5]      Les présidents français, Giscard d’Estaing, Hollande et Macron se sont successivement déclarés favorables sur le principe avec des solutions institutionnelles diverses

[6]      Rentrée de l’Ecole de formation du Barreau de Paris, Cour de cassation, Discours, tribunes et entretiens, 3 janvier 2007

[7]      J.-F. Paul de Gondi, Cardinal de Retz, Mémoires, 1717

 

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Cet article est disponible en anglais ici // English version available here 

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Cet article vous est présenté dans le cadre d’un partenariat de la Revue des Juristes de Sciences Po avec le cabinet Lysias Partners.

Le cabinet d’avocats Lysias Partners a été fondé en 2002 par Maître Jean-Pierre Mignard. Il regroupe  des avocats  qui exercent à la fois une activité de conseil et de contentieux, et des universitaires, maîtres de conférences et professeurs des universités, qui occupent la fonction de consultants. Le cabinet Lysias Partners travaille sur des problématiques prospectives dont la régulation est encore naissante : justice négociée, transition énergétique, données personnelles et numérique,…

Les membres du cabinet se confrontent donc régulièrement aux évolutions juridiques, politiques, économiques et philosophiques contemporaines. Les Cahiers Lysias participent de cette réflexion globale.