GPA et féminismes : aliénation, exploitation, émancipation
Par Marlène Jouan, philosophe, Maître de conférences à l’Université de Grenoble
« Féminismes » s’écrit ici au pluriel : plus qu’aucune autre question de société aujourd’hui, la question de la GPA démontre ou confirme, si besoin en était, la pluralité et même les divergences profondes qui existent entre les différents positionnements féministes, divergences profondes et peut-être même irréductibles.
Cette démonstration n’est pas seulement due, je crois, à l’actualité politique, juridique et médiatique du débat sur la GPA. Une explication plus substantielle tient à l’objet même du débat puisqu’on a affaire à une pratique qui met en jeu le corps des femmes, ses capacités reproductives spécifiques, son assignation sociale à la maternité : soit les mêmes éléments qui mobilisaient, hier en France et aujourd’hui encore ailleurs dans le monde, la défense féministe de l’avortement.
Mais, alors que cette défense féministe de l’avortement a constitué le féminisme sans pluriel des années 70 et qu’elle fait toujours l’unanimité, indépendamment des différents courants du féminisme qui se sont développés depuis, le contraste est saisissant avec les divisions au sujet de la GPA qui pour les unes, minoritaires, constitue l’ultime subversion féministe et pour les autres, majoritaires, en tout cas plus entendues, la pire régression. La GPA apparait comme la pomme de discorde par excellence d’un féminisme dont l’historienne Christiane Bard a récemment rappelé le caractère « insaisissable ».
Ce constat suggère à lui seul qu’une défense féministe de la légalisation de la GPA ne peut pas se contenter d’en appeler aux mots d’ordre de la deuxième vague du féminisme, du type : « mon corps, mon choix » ou « notre ventre est à nous », et que cette défense féministe ne peut donc pas se revendiquer simplement de la lutte historique pour le droit des femmes à disposer de leur corps.
Plus exactement, ce constat de la pluralité des positionnements féministes suggère que de la prémisse : une femme peut pratiquer une IVG – tout le monde est d’accord là-dessus – la conséquence ne suit pas qui dit qu’elle devrait également pouvoir mener à terme une grossesse pour le compte d’autrui. Le parallèle entre l’IVG et la GPA est certes éclairant d’un point de vue philosophique et juridique, parce qu’il permet de déconstruire efficacement, en mettant au jour leur incohérence, certains des arguments féministes avancés contre la GPA. Parmi ces arguments, on trouve celui de la dégradation du lien fœto-maternel, qui serait censé se nouer naturellement ou normalement durant la grossesse, qu’on entend régulièrement contre la GPA et qui devrait conduire à s’opposer au fait que l’on puisse tuer un fœtus et donc, si on en tirait toutes les implications logiques, au droit à l’avortement.
De même, l’argument de la contrainte, de la pression exercée sur les femmes porteuses ou encore celui du traumatisme psychologique ont été, dans les années 90 aux États-Unis, de plus en plus utilisés par les détracteurs du droit à l’avortement, dans un argument que l’on appelle le « woman protective argument » qui a remplacé l’argument traditionnel du « baby killing », lequel ne portait plus tellement ses fruits. Si on utilise cet argument-là contre le droit à l’avortement et contre la GPA, on ne voit pas comment il pourrait être valide dans un cas et pas dans l’autre.
C’est en ce sens que le parallèle est intéressant : un examen de la GPA à l’aune de la gestation pour soi encadré par le droit à l’avortement permet, en effet, une analyse non paternaliste des raisons pour lesquelles l’autonomie des mères porteuses est menacée mais aussi des conditions auxquelles elle peut être préservée ou restaurée. Cette conclusion a le mérite de conditionner la légitimité morale de tout contrat de GPA au droit de la gestatrice d’interrompre sa grossesse, quelle qu’en soit la raison et sans réciproque, sur le principe, pour les parents d’intention.
Cependant, cet examen comparé de l’IVG et de la GPA ne suffit pas à fonder une défense féministe de la GPA : il faut tenter d’autres parallèles, moins confortables, avec bien d’autres activités « féminines », c’est-à-dire historiquement exercées par des femmes et qui présentent avec la GPA certaines ressemblances de famille, dont la prostitution ou le travail du sexe.
Ici, les concepts d’émancipation, d’aliénation, et d’exploitation sont applicables en fait à la prostitution et à bien d’autres activités qui sont historiquement exercées par les femmes.
D’abord, l’argument de l’émancipation qui est classiquement référé au courant libéral du féminisme. Il a été très tôt mis en avant dans le monde anglophone, dès la fin des années 80 mais il était alors minoritaire et il est important de savoir qu’il est encore aujourd’hui contesté. L’argument de l’émancipation défend la légalisation de la GPA comme une excroissance ou un prolongement logique et somme tout assez prévisible des luttes féministes des années 70. On peut le décliner en trois sous-arguments.
En invalidant le principe selon lequel la mère est celle qui accouche et en détachant la maternité de son origine utérine, la GPA contribue à renforcer le « désordre reproductif » et donc le « trouble dans le genre » amorcé par le recours à la contraception et à l’avortement. Ce qui se trouve réaffirmé pour toutes les femmes, c’est l’idée élémentaire mais chèrement conquise que la biologie n’est pas un destin, ni pour celles dont l’utérus est absent ou dysfonctionnel mais qui peuvent néanmoins réaliser un désir de maternité, ni pour celles qui mettent leur utérus au service de ce désir de maternité pour d’autres qu’elles-mêmes, et qui portent un coup définitif au mythe de l’instinct maternel. Les unes comme les autres parachèvent la transformation d’une fonction traditionnellement pensée comme naturelle en fonction indubitablement sociale.
Toujours sur la voie ouverte par la contraception et l’avortement, la GPA se comprend comme une extension de la liberté de ne pas procréer et de ne pas devenir mère pour cette seule raison que l’on est une femme fertile et sexuellement active. Pour les mères d’intention, cette extension est plus exactement une contrepartie ou un complément puisqu’elle revient à passer de la reconnaissance d’une liberté négative à une liberté positive, celle de pouvoir accéder aux moyens permettant de devenir mère. Pour les gestatrices en revanche, la liberté en jeu est toujours une liberté négative, celle de pouvoir disposer de soi et de pouvoir contrôler l’usage de son propre corps, c’est-à-dire de ses capacités reproductives, dès lors qu’aucun dommage n’est causé à autrui. Pour l’une et l’autre, les deux formes de liberté constituent les deux moments, les deux composantes d’un droit fondamental à l’autonomie reproductive.
La liberté de contracter relève de ce registre argumentatif. En deçà de la liberté de contracter, on peut insister sur le critère de l’intention qui est toujours utilisé pour les parents éponymes comme si la gestatrice n’avait pas elle aussi une intention, en tout cas pas de même qualité que celle des parents du même nom.
Le troisième sous-argument de la position libérale ne s’inscrit plus nettement dans le prolongement de la contraception et de l’avortement puisqu’il défend la rémunération et pas seulement l’indemnisation des gestatrices, c’est-à-dire la pratique de la GPA commerciale. Ce n’est pas un argument qui est propre au féminisme libéral puisque son principe a été formulé par le courant féministe marxiste dès les années 70 dans le cadre d’une visibilisation du travail effectué gratuitement par les femmes au bénéfice du capitalisme et/ou des hommes. L’une des revendications de l’époque était « wages for housework » : un salaire pour le travail ménager. C’est pour cela que se revendiquer de Marx dans un argumentaire féministe anti-GPA ne va pas du tout de soi.
L’idée est assez simple : la marchandisation des capacités reproductives des femmes est indéniablement pour elles un moyen de conquérir, entre autres récompenses psychologiques et symboliques, un statut d’agent économique indépendant et égal aux autres, qui a aussi le droit d’être tout aussi intéressé que les autres. Au regard de l’assignation historique des femmes à la sphère domestique et privée, c‘est donc véritablement un moyen d’empowerment ou d’encapacitation. Si bien que la rétribution monétaire ici, au titre d’un paiement en bonne et due forme, vient renforcer les deux arguments précédents, celui de la dénaturalisation du genre et celui de la liberté de disposer de soi quand, au contraire, l’équivalence entre GPA éthique et GPA altruiste mine une partie de ces arguments. D’ailleurs, il faudrait préciser que dans le débat anglophone, l’expression « GPA éthique » – « ethical surrogacy » – n’existe pas et comme l’a récemment souligné un article de Guillaume Durand publié dans La Vie des idées, peut-être que cette expression a le malheur de suggérer que de la reconnaissance d’une liberté on pourrait passer à celle d’un devoir quand bien même ce devoir serait surérogatoire.
L’argument féministe libéral en faveur de la GPA est, en fait, moralement neutre : il ne prétend pas que la GPA soit une action bonne ou vertueuse qui serait en tant que telle à encourager mais que sa criminalisation est attentatoire aux droits et aux intérêts des femmes quand sa légalisation pourrait au contraire contribuer à les promouvoir. Mais il est attaqué, évidemment, pour trois motifs, par d’autres féministes. Ces trois motifs dénoncent tous le caractère fictif de cette promotion des droits et des intérêts des femmes : fiction de l’autonomie des mères d’intention comme des mères porteuses qui seraient soumises à une injonction à la maternité ou à la sororité, fiction de l’égalité des unes et des autres alors que la GPA présuppose structurellement une hiérarchie entre elles – si le monde n’était pas inégalitaire la GPA n’existerait pas car ce sont toujours des femmes plus pauvres qui se mettent au service de femmes plus riches. Et puis fiction, enfin, de la neutralité du marché quant à la valorisation des capacités reproductrices auxquelles il attribue un prix.
L’argument de l’aliénation que je vais présenter maintenant s’intéresse en particulier à la troisième fiction, celle de la neutralité du marché, mais il contribue aussi à la dénonciation de l’autonomie des mères porteuses. Cet argument de l’aliénation se rattache au courant qu’on appelait historiquement le féminisme différentialiste, on parle plus volontiers aujourd’hui de féminisme culturel, relationnel, auquel on associe parfois à tort l’éthique du care, l’écofeminisme, le féminisme du féminin, c’est une grande catégorie assez confuse en réalité. Cet argument peut aussi parfois s’exprimer en termes universalistes, ce n’est pas incompatible. Au fond, la première version de cet argument repose en effet sur le concept kantien de dignité et c’est donc un argument déontologique, qui porte sur la nature même de l’action qui est accomplie ou sur le contenu du choix qui est effectué et, comme tout argument déontologique, il a une portée universelle et pas spécialement féministe.
L’idée, c’est que la GPA rendrait les femmes porteuses, et à travers elles toutes les femmes, étrangères à leur propre humanité qui serait instrumentalisée, réifiée par elles-mêmes ou par autrui. Dans cette perspective-là, le fait que certaines consentent serait complètement hors de propos, irrelevant, pour reprendre la formule de Geneviève Fraisse. Le consentement perd toute portée normative. Nombreux sont ceux, juristes ou philosophes, qui ont remarqué avec raison que ce concept de dignité était flou, voire vide, ou en tout cas essentiellement contesté. Se revendiquer de Kant pour défendre cet argument de l’aliénation, c’est même une usurpation, un mauvais traitement de Kant puisque si on s’en tenait à une lecture rigoureuse des textes kantiens, notamment de la formule disant de ne jamais traiter autrui seulement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin, on ne pourrait pas avec évidence justifier une condamnation morale de la GPA et encore moins une interdiction juridique.
Est-ce pour cela que l’argument de la dignité serait aujourd’hui périmé ? Certains le soutiennent : il serait périmé au profit d’un droit de disposer de soi qui serait en gros, tenu pour acquis par toutes. Il me semble au contraire qu’il s’agit d’un argument d’actualité puisqu’un argumentaire féministe peut très bien être une façon de le réactiver en modifiant en quelque sorte sa focale, c’est-à-dire que l’argument n’est alors plus dirigé sur le corps humain en général mais sur le corps des femmes, il n’éclaire plus une humanité commune mais une communauté particulière au sein de cette humanité caractérisée par son genre. Qu’un tel usage détourné du concept de dignité soit possible, y compris en droit, c’est la leçon tirée de l’affaire du lancer de nains qui a déjà été évoquée dans la journée.
Il y a des confusions analogues à celles qui étaient en cause dans cette affaire dans l’argument féministe de l’aliénation, confusion entre le corps d’une gestatrice avec sa personne tout entière et de cette personne même avec la communauté tout entière des femmes. C’est un argument essentialiste qui présuppose que les femmes devraient nécessairement s’identifier à leur ventre au moins autant qu’à leur sexe, voire à leur ventre plus encore qu’à leur sexe qu’elle ne pourrait mettre volontairement et librement au service d’autrui sans se perdre elle-même, sans nier ou trahir le sens qu’elles ont de leur « moi », sans renoncer à leur intégrité, pour reprendre le terme utilisé dans le dernier avis du CCNE. Alors que c’est dans cette partie de leur corps qu’on a historiquement logé la dignité des femmes, c’est-à-dire leur vertu, leur honneur et la valeur de leur contribution à la société, on devrait s’étonner d’un point de vue féministe de voir l’argument de l’aliénation procéder à une reconstruction et à une renaturalisation de leur identité. C’est un argument qui est pourtant sur le devant de la scène française aujourd’hui.
On peut néanmoins retenir quelque chose de positif de cet argument de l’aliénation : il nous oblige à ne pas défendre la légalisation de la GPA au prix d’une conception abstraite de la grossesse réduite à un processus purement biologique objectivable et maîtrisable sans reste. Conception qui, en fait, reconduit la figure patriarcale de l’individu d’autant plus autonome qu’il est désincarné et du corps des femme comme conteneur ou machine à bébés, comme si c’est là la seule alternative à la sacralisation ou à l’idéalisation de l’expérience de la grossesse. La renaturalisation attire notre attention là-dessus et nous oblige donc à penser la spécificité du travail de subjectivation effectué par les gestatrices, comme d’ailleurs par toute femme enceinte, dans l’élaboration de la relation avec l’enfant porté et avec le corps qui porte cet enfant.
Passons enfin à l’argument de l’exploitation, soit le fait de tirer un avantage injuste de la position subordonnée d’autrui, de sa situation de vulnérabilité ou de dépendance. Souvent en réalité, dans le débat, cet argument de l’exploitation est confondu avec l’argument précédent de l’aliénation et en effet, on comprend bien qu’il est impossible que l’échange d’un bien ou d’un service par nature inaliénable, monnayé ou non, soit jamais juste : donc s’il y a aliénation, il y aura nécessairement exploitation. Mais l’inverse n’est pas vrai, l’argument de l’exploitation en théorie est conceptuellement indépendant de celui de l’aliénation, on peut le défendre sans défendre l’argument de l’aliénation et on peut aussi, je crois, admettre l’argument de l’exploitation sans abandonner celui de l’émancipation pour toutes et tous alors qu’au contraire les deux arguments de l’aliénation et de l’émancipation ne sont pas aisément compatibles.
L’argument de l’exploitation est un argument qui n’est plus déontologique mais conséquentialiste. Il est utilisé pour défendre une version de la thèse de l’asymétrie entre le travail reproductif et d’autres formes de travail. L’idée est que dans le monde tel qu’il est, structuré par de profondes inégalités et hiérarchies de genre, la GPA, commerciale ou non, ne pourrait que renforcer le schéma d’une division du travail culturellement défavorable aux femmes, dans lequel leur corps est assigné à une finalité, la reproduction humaine, et contrôlée par d’autres qu’elles-mêmes. Stéphanie Hennette-Vauchez a donné une formulation de cet argument en disant que dans la mesure où historiquement les femmes ont eu le devoir et non le droit de faire des enfants, les effets de la GPA sur la résorption de ces inégalités sont contraires à ceux de la légalisation de l’avortement. L’argument de l’exploitation est aussi un argument qui implique une conception sociale ou contextuelle du consentement dans lequel on va mettre en cause, on en a déjà parlé aujourd’hui, la situation économique dans laquelle se trouve la gestatrice. C’est-à-dire que leur consentement ne serait que l’expression de ce que l’on appelle des préférences adaptatives, celles que les individus forment pour s’ajuster aux circonstances sociales et économiques défavorables dans lesquelles ils se trouvent et aux attentes symboliques qui les confirment dans leur identité. Cet argument permet-il de justifier d’un point de vue féministe une prohibition de la GPA ? C’est l’autre argument qui est utilisé dans ce sens. On lui a souvent opposé une erreur non pas de diagnostic mais de remède : que les options des gestatrices soient restreintes ne justifie pas de les restreindre encore davantage. Par ailleurs, de façon générale, la capacité de choix et l’action volontaire sont une question de degré et pas simplement une question de tout ou rien, surtout pas en fonction de l’appartenance des agents à telle ou telle classe ou catégorie. Ici il faut faire attention à l’utilisation d’expressions comme les « femmes pauvres du Sud » ou les « femmes vulnérables des pays en développement », qui nécessairement seraient moins aptes à consentir que les autres.
L’argument de l’exploitation fait courir le risque de nier la capacité d’agir des gestatrices et les possibilités de résistance qui sont les leurs, y compris à travers l’engagement dans une GPA. Il faudrait aussi rappeler qu’historiquement les femmes n’ont pas seulement eu le devoir de faire de faire des enfants, mais aussi celui de les élever, de les nourrir, de les garder, de les éduquer, de les soigner, et plus largement de prendre soin de la famille et des personnes dépendantes en général. C’est l’ensemble du travail de reproduction sociale compris au sens large comme celui qui permet à la vie humaine de durer et de continuer, et à la force de travail de se renouveler, qui est ici concerné. Si on s’appuie uniquement sur cet argument, il y a beaucoup d’activités qu’il faudrait abolir, ou qui devraient en tout cas nous poser plus de difficultés morales qu’elles ne le font manifestement. En quoi est-ce que la GPA, par rapport à toutes ces activités, franchirait-elle spécialement la ligne des luttes féministes pour l’égalité, la liberté et la justice ? Comment le justifier si ce n’est finalement en revenant à des considérations essentialistes à l’œuvre dans l’argument de l’aliénation ? Ou alors en revenant à la sanctification de l’expérience de la grossesse ?
Une brève allusion peut être faite à une tribune de Marcela Iacub publiée dans Libération le 11 janvier 2013, intitulée « La reconnaissance des ventres ». Sans spéculer sur ses intentions, son billet était incontestablement une provocation à penser l’incohérence entre d’un côté notre crainte de la GPA, et de l’autre notre acceptation d’une division du travail de care ou de soin, de souci et de prise en charge de la dépendance avec lequel la GPA présente de nombreux points communs : la division du travail qu’on peut observer dans le marché de la GPA n’est alors pas franchement inédite.
Une défense féministe de la GPA doit ainsi prendre au sérieux l’argument de l’exploitation afin de reconnaître l’assymétrie des positions des femmes porteuses par rapport à celles des parents d’intention, sans quoi on pourra toujours être accusé de défendre un féminisme des riches par contraste avec un féminisme des pauvres. Mais c’est un argument qui n’est pas incompatible avec l’objectif de l’émancipation. Au contraire, parce que l’argument de l’exploitation se focalise en priorité sur la situation des femmes porteuses, sur leurs conditions et leurs options, sur ce qu’elles font, il permet sans doute aussi de se donner les moyens de penser l’émancipation pour toutes et c’est ce que permet, je crois, l’analyse de la GPA en tant que travail reproductif et pas seulement l’analyse focalisée sur les droits reproductifs.
Jean-Luc Mélenchon a pu parler des femmes porteuses comme « outils de reproduction vivant » ou « outils vivants de production ». Ce qui est très gênant, c’est que dans bien d’autres activités que la GPA nous sommes des outils de production vivants et même dans n’importe quel travail, ce n’est en rien spécifique à la GPA. La question est de savoir si on est réduit à un outil ou pas, mais ce n’est pas en convoquant Kant qu’on peut dire qu’on est réduit à cette fonction. Danièle Kergoat nous rappelle ici que cette question du travail, c’est-à-dire de la reconnaissance du travail des femmes, est aussi originaire et aussi fondatrice pour le mouvement féministe que la lutte pour le droit à l’avortement : « Ce n’est pas sur l’avortement, comme on le dit trop souvent, qu’a démarré le mouvement du droit des femmes mais c’est sur la prise de conscience d’une oppression spécifique. Il devint alors collectivement évident qu’il y a du travail effectué gratuitement par les femmes, que ce travail est invisible, qu’il est réalisé non pas pour soi mais pour d’autres et toujours au nom de la nature, de l’amour, ou du devoir maternel. »
Le débat sur la GPA permet de voir qu’en fait, les fondements du droit à l’avortement manifestement ne sont pas les mêmes pour tous et qu’on peut défendre le droit à l’avortement sur une position libertarienne comme celle de Gaspard Koenig, ou sur une position libérale, ce sont deux positions différentes, elles n’impliquent pas les mêmes rapports au corps, la même conception du corps. Il y a très peu de féministes qui défendent une position libertarienne, c’est-à-dire une conception du rapport à soi comme à une propriété. Cela semble incompatible avec l’expérience de la grossesse justement narrée par beaucoup d’entre elles.
Le débat sur la GPA permet aussi de rappeler que le débat sur l’avortement a pu lui-même laisser des points aveugles au sens où la lutte pour l’autonomie reproductive n’était pas encore une lutte pour la justice reproductive et que certaines femmes avaient besoin, réclamaient, revendiquaient les moyens de pouvoir faire des enfants et de pouvoir les élever et non simplement de ne pas pouvoir faire des enfants et de ne pas pouvoir les élever. Il y a une partie des femmes, notamment les femmes noires, qui ne se sont pas reconnues dans la lutte initiale des femmes blanches pour l’avortement et je crois que ces points aveugles là, ces impensés ou ces tensions, ressurgissent à plein dans la GPA quand on est dans les questions d’exploitation. D’où encore une fois, la nécessité du double paradigme, celui des droits et celui du travail, ou celui de l’autonomie reproductive et de la justice reproductive. Si l’on veut apaiser le débat, mais je ne sais pas si c’est possible en France, il faut mobiliser sérieusement les deux.
Propos recueillis à l’occasion du Colloque organisé le 25 octobre 2018 à l’Université Panthéon-Assas sur le thème : « Pensez la gestation pour autrui ».
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