La récente prise en compte de l’actionnariat institutionnel commun : de nouvelles perspectives d’évolution des règles de concurrence européennes ?
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Par Carla Sasiela, étudiante en deuxième année au sein du Master Droit économique, spécialité Entreprises, Marchés, Régulations.
Alors que le service de la Commission européenne pour la science et le savoir publie cette année un nouveau rapport relatif à l’actionnariat institutionnel commun[1] au regard du droit de la concurrence, il convient de nous intéresser à l’importance que prend depuis quelques années cette question dans les débats relatifs aux besoins d’évolution de la règlementation du contrôle des concentrations.
L’actionnariat institutionnel commun[2] (ou « Commmon Ownership ») est resté longtemps ignoré par les autorités de régulation. Avec l’augmentation de l’influence des fonds de gestions d’actifs, de nombreuses autorités de la concurrence réfléchissent à la place que pourrait prendre l’actionnariat institutionnel dans leurs analyses concurrentielles. A l’occasion d’un discours à Innsbruck en février 2018, Margrethe Vestager a eu l’occasion d’affirmer ceci : « Nous voyons des signes que les entreprises sont de plus en plus étroitement liées. Il est de plus en plus fréquent que les mêmes investisseurs détiennent des parts dans différentes entreprises d’un même secteur. Et pour ces investisseurs, une concurrence féroce peut ne pas sembler si attrayante »[3]. En dépit du fait que les fonds de gestions ne détiennent généralement que des parts minoritaires au capital des entreprises, leur présence dans des entreprises parfois concurrentes interroge.
Depuis les années 1980, les fonds de gestion d’actifs ne cessent d’accroitre leur influence. Ils ont su, par la croissance et la diversification de leur portefeuille, devenir des acteurs incontournables de la finance mondiale. Cette logique de diversification conduit les investisseurs institutionnels à investir dans des entreprises concurrentes présentes le plus souvent sur des marchés oligopolistiques avec de nombreuses barrières à l’entrée. A titre d’exemple, en 2018, BlackRock, Vanguard et State Street sont à la fois présents au capital de Total, Shell, BP, Exxon Mobile et Philipps 66[4]. Ces participations restent généralement minoritaires puisqu’elles représentent le plus souvent moins de 10% du capital des entreprises.
Différentes autorités de concurrence dans le monde s’intéressent aujourd’hui à l’influence que l’actionnariat institutionnel commun peut avoir sur l’équilibre concurrentiel du fait de l’influence que pourraient voir ces investisseurs sur les décisions managériales dans entreprises en dépit d’une stratégie d’investissement a priori passive.
Les articles de doctrine ainsi que de nombreuses publications sous forme de rapport mettent en exergue les enjeux de ce phénomène. Le rapport publié cette année par les services de la Commission européenne permet de faire un premier bilan sur l’état d’esprit des autorités de concurrence au regard de l’impact de l’actionnariat institutionnel commun en droit de la concurrence et permet également de faire un premier bilan sur les outils à la disposition des régulateurs.
Une récente prise en compte du phénomène de common ownership par les autorités de concurrence :
A l’occasion de la publication du Livre vert sur la révision du Règlement (CEE) nº 4064/89 du Conseil le 11 décembre 2001, les services de la Commission ont rappelé que le Règlement n°4064/89[5] n’était pas en principe applicable à l’acquisition de participations minoritaires[6]. Pour que ce type de participations soit concerné par le contrôle des concentrations, il doit s’agir de participations minoritaires contrôlantes[7]. Lors de la publication de ce Livre Vert, la Commission Européenne ne disposait pas de suffisamment d’informations concernant la place des participations minoritaires dans le champ économique et l’application du Règlement aux participations ne semblait pas pertinente en l’état : « L’expérience actuelle révèle toutefois qu’un petit nombre seulement de ces opérations poseraient des problèmes de concurrence qui ne pourraient être résolus d’une manière satisfaisante par le recours aux articles 81 et 82 CE. »[8]
Aucune mention relative aux prises de participation minoritaire n’est faite dans le nouveau Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 aujourd’hui applicable. Comme dans le précédent régime, seules sont concernées par ce Règlement les concentrations définies à l’Article 3 et caractérisées par une acquisition, par une ou plusieurs personnes ou par une ou plusieurs entreprises, du contrôle de l’ensemble ou de parties d’une ou de plusieurs autres entreprises.
La DG Concurrence lança en 2013 une consultation qui laissa entrevoir des pistes pour réformer le Règlement n°139/2004, en particulier en matière de contrôle des prises de participations minoritaires. Dans un Livre Blanc publié en 2014[9], la Commission Européenne fit suite à cette consultation en mettant en avant l’importance que peuvent prendre les prises de participations non contrôlantes au regard de l’équilibre concurrentiel. En se fondant sur les théories du préjudice applicable aux concentrations qui augmente le pouvoir de marché de certaines entreprises, la Commission met en avant différents facteurs pouvant conduire des participations minoritaires à influer négativement sur un marché.
Il est aujourd’hui majoritairement admis que les participations minoritaires peuvent avoir un impact sur la concurrence[10].
- Il y a tout d’abord un risque d’effets verticaux unilatéraux. Dès lors que les entreprises concernées sont présentes sur un marché amont et sur un marché aval, une entreprise cible pourrait être favorisée.
- Des effets coordonnés horizontaux sont également envisageables, notamment dans le cadre d’un partage d’informations sensibles entre deux sociétés dans lesquelles sont présents les mêmes actionnaires minoritaires[11].
- Enfin, l’actionnariat institutionnel commun peut également avoir des effets horizontaux unilatéraux du fait d’une désincitation concurrentielle[12] vis-à-vis des autres entreprises dans lesquelles les actionnaires détiennent des actions[13].
- L’existence de liens structurels entre des entreprises du fait de la présence au sein de leur capital des mêmes actionnaires minoritaires peut également conduire à la mise en place de blocage pour d’éventuels nouveaux entrants sur le marché[14].
Comme cela a été rappelé dans le Livre Blanc de 2014, différents pays européens et extra-européens disposent d’ores et déjà d’une législation leur permettant de contrôler les acquisitions de participations minoritaires[15]. La difficulté majeure quant à la prise en compte des participations minoritaires existe du fait de l’absence d’adaptation de certaines législations à ce type d’investissement alors que ces participations, dès lors qu’elles sont considérées comme étant non contrôlantes, passe sous le radar des autorités de contrôle. Le fait que certaines opérations n’entrent pas dans le champ d’application du règlement relatif au contrôle des concentrations, car ne répondant pas aux critères de « contrôle » ou encore d’« influence déterminante », n’empêche pas de possibles atteintes à la concurrence[16].
En 2007, l’affaire Ryanair/Aer Lingus a permis de mettre en avant cet « enforcement gap » dans la législation européenne. Dans cette affaire, la Commission européenne avait dans un premier temps refusé l’opération de rachat de la compagnie Aer Lingus par Ryanair. La société Ryanair racheta par la suite des parts minoritaires de la société Aer Lingus en plusieurs fois jusqu’à posséder 29% du capital. La société Aer Lingus s’appuie alors sur l’article 8, paragraphe 4 et paragraphe 5, du Règlement relatif au contrôle des concentrations pour demander à la Commission européenne d’imposer à Ryanair de se retirer de son capital. La Commission refuse en l’espèce d’appliquer l’article précité car la participation minoritaire de Ryanair au capital d’Aer Lingus ne lui confère aucun contrôle de droit ou de fait[17]. L’affaire est portée devant le tribunal de l’Union Européenne qui refusa, en application du Règlement relatif au contrôle des concentrations, de contrôler cette prise de participation minoritaire qui se trouvait en deçà des seuils applicables[18] et qui confirmera la position de la Commission.
Ces décisions successives excluant cette prise de participation minoritaire du champ d’application du Règlement ont posé d’autant plus question qu’à la fin de l’année 2010 l’Office of Fair Trading (OFT)[19] britannique s’est lui-même saisi de l’affaire. Le contrôle des concentrations au Royaume-Unis permet en effet d’examiner une opération même si la prise de participation minoritaire s’avère être non-contrôlante. L’autorité de contrôle britannique s’intéresse aux possibilités d’influence (« material influence ») de l’entreprise acheteuse sur la stratégie de la cible. Un examen approfondi est dès lors possible si une telle influence peut être caractérisée.
Un nouveau rapport de la Commission Européenne revient cette année sur l’ensemble des enjeux de l’actionnariat institutionnel commun au regard de l’équilibre concurrentiel :
Les auteurs de ce rapport présentent les différents enjeux de la prise en compte de l’actionnariat institutionnel commun par les autorités de concurrence. La définition du marché pertinent représente pour eux le premier enjeu. Les auteurs mettent ensuite en avant la difficulté qui réside dans la mesure de l’actionnariat institutionnel commun. L’absence d’outil de mesure complet de l’impact concurrentiel de ce phénomène est également présentée comme étant une problématique centrale. Enfin, le manque de données sur le sujet ne permet pas selon eux de mener des études exhaustives.
Les données chiffrées du rapport montrent l’importance du phénomène, croissant depuis plusieurs années. Selon les auteurs du rapport, 67% des entreprises cotées en Europe sont détenues à hauteur de 5%, au moins, par des investisseurs institutionnels communs[20].
Le rapport se concentre principalement sur cinq secteurs, choisis notamment pour leur caractère oligopolistique : marché du pétrole et du gaz, de l’électricité, des télécommunications, les plateformes de trading et de la fabrication de boissons. Selon eux, la présence d’actionnaires minoritaires dans des entreprises concurrentes créé de nouvelles structures de gouvernance, même si traditionnellement, les investisseurs institutionnels ont des stratégies d’investissement passives. Néanmoins, l’influence de ces actionnaires minoritaires posent encore de nombreuses problématiques notamment dans la qualification d’un lien entre le common ownership et les distorsions de concurrence. Ce rapport insiste longuement sur les faiblesses des indicateurs économiques utilisés au regard du phénomène. De plus, la réelle influence d’un actionnaire minoritaire peut également s’avérer délicate à évaluer dès lors que les actionnaires peuvent exercer une influence de part des échanges d’informations plus ou moins formel ainsi que l’exercice de leur droit de vote.
La jurisprudence de la Commission européenne prend pour l’instant le pas sur une modification de la règlementation :
En l’absence de considérations textuelles, la jurisprudence de la Commission européenne a montré un intérêt certain pour la question de l’impact de l’actionnariat institutionnel commun sur certains marchés à l’occasion de décisions rendues dans le cadre du contrôle des concentrations.
En 2015, les entreprises Dow Chemical et DuPont ont déposé une notification au titre du contrôle des concentrations auprès des services de la Commission européenne[21]. Cette opération, entre deux entreprises du secteur de la chimie, avait pour but la création d’entités présentent sur des marchés spécialisés : le marché agricole, le marché de […] et le marché de […]. Dans son raisonnement, la Commission s’est intéressée au phénomène de l’actionnariat institutionnel commun présent sur le marché de l’agrochimie. Alors que ce marché présente pour elle une structure actionnariale concentrée[22], celle-ci s’est spécifiquement intéressée au phénomène de common ownership et à son impact potentiel sur la concurrence[23]. Le common ownership est ici analysé par une analogie avec le phénomène de cross-ownership qui permet dès lors d’analyser les potentiels effets anticoncurrentiels[24]. La Commission conclue ici son analyse en affirmant que du fait de cette structure, la concurrence pourrait être réduite[25]. Elle propose une analyse approfondie, dans l’Annexe 5, de la structure du marché de l’agrochimie en précisant que des actionnaires minoritaires considérés comme ayant une stratégie d’investissement passive pourraient finalement être considérés comme étant des actionnaires actifs[26].
En 2018, une nouvelle concentration sur le marché de l’agrochimie a offert à la Commission européenne l’opportunité de réaffirmer l’importance de la prise en compte de l’actionnariat institutionnel commun dans l’appréciation de toute entrave potentielle à la concurrence. La Commission s’est ici intéressée à la question du rachat de Monsanto par Bayer[27]. Elle présente en détail la structure actionnariale commune existante entre les entreprises concurrentes Bayer, BASF, DowDupont et Monsanto[28]. A titre d’exemple, le gestionnaire d’actif BlackRock, a investi dans les quatre entreprises précitées pour un montant total de 23 484 millions d’euros et détient entre 6,04% et 6,89% du capital de chacune de ces entreprises[29]. Il est précisé dans cette décision qu’en dépit d’une stratégie d’investissement passive, ces investisseurs seraient en mesure d’exercer une influence sur le marché[30]. Selon elle, l’existence d’un actionnariat institutionnel commun sur le marché de l’industrie biotechnologique et agrochimique pourrait conduire à sous-estimer le pouvoir de marché des parties en présence et que l’actionnariat institutionnel commun constitue dès lors un élément d’appréciation essentiel[31].
Ce dernier rapport publié avec l’aide des services de la Commission européenne ne présente pas de propositions concrètes aux problèmes de la prise en compte de l’actionnariat institutionnel commun. Il ne se veut pas être un rapport représentant le positionnement de la Commission européenne mais permet de dresser un bilan étayé de cette nouvelle problématique qui intéresse aujourd’hui de nombreuses autorités de régulation. Les auteurs du rapport, en rappelant l’outil existant est matière de mesure de l’impact du common ownership sur la concurrence montre qu’il existe encore de nombreuses défaillances et tentent de proposer des alternatives, notamment au regard du calcul de l’effet de l’actionnariat institutionnel commun.
Même s’il est admis que des investisseurs, de prime à bord passifs, peuvent s’avérer capables d’influer sur les stratégies des entreprises et donc sur le marché, la prise en compte et l’analyse des différents effets du common ownership restent un défi aujourd’hui. Les autorités de concurrence vont devoir s’adapter à la montée en puissance de ces nouveaux acteurs que sont les investisseurs institutionnels au détriment des acteurs historiques.
[1] JRC Technical Report, Common Shareholding in Europe, 2020. [Https://ec.europa.eu/jrc/en/publication/common-shareholding-europe].
[2] Nous parlons d’actionnariat institutionnel commun dès lors qu’un investisseur est présent au capital d’au moins deux entreprises.
[3] Margrethe Vestager’s Speech, « Competition in changing times », FIW Symposium, Innsbruck, 16 February 2018.
[4] Monopolies Commission, calculations based on the Orbis Europe All Companies database supplied by Bureau van Dijk and the Nasdaq Institutional Holdings database (as at : January 2018)
[5] Le Règlement n°4064/89 n’est aujourd’hui plus en vigueur. Celui-ci a été remplacé par le Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.
[6] Commission Européenne, Livre vert sur la révision du Règlement (CEE) nº 4064/89 du Conseil, 11 décembre 2001, point n°107.
[7] Ibid, point n°107.
[8] Ibid, point n°109.
[9] Commission Européenne, Livre blanc « Vers un contrôle plus efficace des concentrations dans l’UE », 9 juillet 2014.
[10] A. José, M. C. Schmalz and I. Tecu, « Anticompetitive Effects of Common Ownership », May 10, 2018, Journal of Finance, 73(4), 2018.
[11] OECD, Policy Roundtables, Minority Shareholdings, 2008, p. 30 : « Even passive minority shareholders may have access to information that an independent competitor would not have, such as plans to expand, to merge with or to acquire other firms, plans to enter into major new investments; plans to expand production or to enter or expand into new markets. »
[12] Salop and O’Brien (2000).
[13] Voir en ce sens le discours de Margrethe Vestager du 16 février 2018 : « If one company outdoes its rivals, its shares will do well – but the shares of other companies in the industry might suffer. So for investors with holdings in several of those companies, it can be better if those companies don’t compete too hard. ».
[14] V. notamment la décision M.4153 Toshiba/Westinghouse. Au point 79 de la décision, la Commission européenne explique dans quel mesure l’existence de droits de véto associés aux participations minoritaires risque de conduire à une réduction de la concurrence sur le marché par la possibilité d’empêcher l’entrée de l’entreprise concurrente sur de nouveaux marchés. La Commission prend soin de préciser que les droits de vétos ne sont ici pas considérés comme conférents un contrôle.
[15] Le Livre Blanc de 2014 cite notamment l’exemple de l’Autriche, de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou encore du Canada, des Etats-Unis et du Japon.
[16] Commission européenne, “Economic Literature on Non-Controlling Minority Shareholdings (“Structural links”) “, Annex to the Commission Staff Working Document, juin 2013.
[17] Affaire n° COMP/M.4439 – Ryanair / Aer Lingus, paragraphe 11.
[18] Affaire T-411/07, Aer Lingus Group plc contre Commission européenne, 6 juillet 2010, ECLI:EU:T:2010:281.
[19] L’OFT est remplacée depuis 2014 par la Competition and Markets Authority.
[20] JRC Technical Report, Common Shareholding in Europe, 2020, p. 5. [Https://ec.europa.eu/jrc/en/publication/common-shareholding-europe].
[21] Affaire n° COMP/M.7932 – Dow / Dupont. [https://ec.europa.eu/competition/mergers/cases/decisions/m7932_13668_3.pdf]
[22] Ibid § 8.6.4.1.
[23] Ibid § 8.6.4.2.
[24] Ibid (2448).
[25] Ibid (2352): « In conclusion, the Commission is of the view that (i) a number of large agrochemical companies have a significant level of common shareholding, and that (ii) in the context of innovation competition, such findings provide indications that innovation competition in crop protection should be less intense as compared with an industry with no common shareholding. »
[26] Ibid, page 380, note de bas de page n°1706.
[27] Affaire n° COMP/M.8084 – Bayer / Monsanto. [https://ec.europa.eu/competition/mergers/cases/decisions/m8084_13335_3.pdf]
[28] Ibid § 4.4.1.
[29] Ibid (213).
[30] Margrethe Vestager l’a également rappelé à l’occasion de son discours à Innsbruck en février 2018 : « Même sans contrôle, il existe certainement des moyens pour ces fonds de faire entendre leur voix. Mais nous ne pouvons pas simplement supposer qu’ils ont le pouvoir de faire changer les mentalités. Nous devons examiner de près ce qui se passe réellement – pour savoir s’ils peuvent vraiment amener les entreprises à être moins concurrentielles.
[31] Ibid (228).