Historique d’une décision qui ne l’est pas (encore) : retour sur les principaux apports du jugement du Tribunal administratif de Paris du 3 février 2021

Par Aurélien PÉCHÈRE, étudiant au sein du master Droit économique et membre de notre comité de rédaction. 

Selon le Professeur Yves Lequette, il est essentiel de distinguer les grands arrêts des simples arrêts médiatiques, les premiers correspondant à ceux à l’occasion desquels le juge, palliant la carence ou l’obsolescence du législateur, recherchera lui-même les principes les plus favorables au bien commun. Le grand arrêt structurera ainsi de manière pérenne la branche du droit dont il résout les litiges.[1] Partant, la décision commentée semble davantage appartenir à la seconde catégorie. Si les associations requérantes font presque unanimement état d’une décision « historique », nous tenterons de démontrer ici qu’il faut, pour le moment, rester prudent.

Dans son jugement du 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris s’est prononcé sur la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans l’aggravation du réchauffement climatique.

En l’espèce, quatre associations – Oxfam France, Notre Affaire À Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme et Greenpeace France – dont l’objet, conformément à l’article 1248 du Code civil, s’attache à la protection de la nature et à la défense de l’environnement, ont intenté une action en responsabilité contre l’État afin de voir reconnaitre sa carence fautive dans le respect  des objectifs qu’il s’est lui-même assigné concernant la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre. Les requérants ont demandé au tribunal de condamner l’État à leur verser à chacune la somme symbolique d’un euro en réparation des préjudices écologiques et moraux subis ainsi que, plus généralement, à prendre toutes les mesures permettant d’atteindre les objectifs de la France en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. 

Il revenait donc aux juges de savoir si l’État était tenu à une obligation légale de réduction des gaz à effet de serre dans le cadre de la lutte contre le changement climatique et, le cas échéant, s’il a failli à accomplir cette obligation, participant ainsi directement à l’aggravation du préjudice écologique au sens des articles 1246 et suivants du Code civil.

En d’autres termes, il fallait savoir si l’État était juridiquement responsable, par sa carence dans la conduite des affaires publiques, de l’aggravation des effets du dérèglement climatique. 

Selon le tribunal, l’État est à l’origine d’une carence fautive dans la poursuite de l’obligation générale de lutte contre le réchauffement climatique à laquelle il est désormais juridiquement tenu, participant ainsi directement à l’aggravation du préjudice écologique (I).

La décision comporte néanmoins quelques incertitudes sur un plan plus technique, en ce qui concerne notamment l’effet direct des conventions internationales déterminant les objectifs climatiques à la charge de la France, et la question de la normativité des lois de programmation (II).

Malgré ces apports, la décision du 3 février 2021 n’est pas une décision de condamnation mais un simple jugement avant-dire droit prononcé préalablement à une décision définitive prolongeant la période d’instruction de l’affaire (III).

Voilà dressé à grands traits le cadre de notre analyse.

I- La nouveauté : la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans l’aggravation du réchauffement climatique

A – La reconnaissance de la responsabilité de l’État

Dénonçant l’incapacité de l’État à tenir les objectifs qu’il s‘était fixé dans le cadre de sa stratégie nationale bas carbone,[2] des juges français reconnaissent pour la première fois la responsabilité de l’État dans sa participation à l’aggravation du dérèglement climatique. La décision est donc remarquable. Elle s’inscrit d’ailleurs dans un contexte international particulier avec une accélération du nombre de recours de ce type à travers le monde. L’exemple topique est l’affaire Urgenda,  à l’occasion de laquelle la cour suprême de La Haye a condamné l’État néerlandais à prendre toutes les mesures possibles afin de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25% d’ici à fin 2020.[3]

Il ne s’agit pas non plus du premier « recours climatique » – comme certains auteurs aiment à les désigner – en France.

Ainsi le Conseil d’État a dû également apprécier, en novembre dernier, l’action de l’État dans la lutte contre le réchauffement climatique[4]. La nature de l’action était cependant tout à fait différente de celle à l’origine de l’affaire commentée : en l’espèce, le requérant, maire de la commune de Grande Synthe, avait réalisé un recours gracieux devant le ministre de l’écologie, le premier ministre et le président de la République, leur enjoignant de prendre toute mesure d’initiative législative tendant à « rendre obligatoire la priorité climatique »[5], auquel il n’avait été donné aucune suite. À l’issue d’un délai de deux mois est donc née une décision implicite de rejet de la demande formulée par le requérant, que ce dernier n’a pas manqué d’attaquer devant le juge des référés sous la forme d’un recours en excès de pouvoir, offrant à tout citoyen la possibilité de dénoncer en justice l’illégalité d’un acte réglementaire rendu par l’administration. Le recours visait donc à démontrer l’illégalité du refus de l’État d’engager toutes les mesures en son pouvoir afin de lutter contre le réchauffement climatique. En cas de succès, l’État serait condamné à respecter une obligation positive de lutte contre le dérèglement climatique.

La décision commentée, par la nature du recours qui en est à l’origine, est donc autrement plus importante : la reconnaissance de la responsabilité de l’État l’obligera non seulement à prendre toutes les mesures afin de prévenir l’aggravation du préjudice écologique mais également à réparer les dommages déjà réalisés. Le présent jugement porte ainsi le trait symbolique d’établir le rôle fautif des autorités publiques dans l’un des plus grands défis de l’histoire de l’humanité.

Cela suppose néanmoins une adaptation de l’enjeu climatique aux catégories juridiques de notre droit – la faute et le dommage – au prix de quelques innovations prétoriennes.

B –  La juridicisation de l’enjeu climatique

Depuis une loi du 8 août 2016[6], la notion de préjudice écologique jouit d’une consécration légale au contenu apparemment plus réduit que la définition prétorienne qui s’appliquait jusque-là. En effet, si la Cour de cassation exigeait seulement une « atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement »[7], l’article 1247 considère désormais le préjudice écologique comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »[8] On pourrait objecter que les deux définitions peuvent malgré tout être compatibles : une atteinte peut à la fois être non-négligeable (caractère qui a trait aux effets de l’atteinte) et indirecte (caractère qui intéresse l’origine de l’atteinte). Nous pensons toutefois qu’il faut voir ici la volonté du législateur de circonscrire les contours d’un tel préjudice aux seules atteintes particulièrement sérieuses faites à l’environnement.

Pour caractériser un tel préjudice, il fallait démontrer le lien entre les émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique et l’augmentation de la température globale de la planète, à l’origine elle-même des évolutions néfastes actuelles de l’environnement. Il faut ajouter à cela que cette atteinte à l’environnement doit être « non négligeable », au sens de l’article 1247 du Code civil. Sans difficulté apparente et se fondant sur les « derniers rapports spéciaux publiés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) »[9] (pt. 16), les juges ont établi un tel préjudice. Reste à caractériser la faute de l’État.

Dans le cas d’une omission, cela suppose pour les associations requérantes d’établir une carence dans la réalisation d’une obligation légale à laquelle l’État était préalablement tenu, et dont l’objet serait la lutte contre le changement climatique. C’est là encore l’une des innovations audacieuses du tribunal, qui dégage une « obligation générale de lutte contre le changement climatique » à la charge de l’État, sur le fondement d’un certain nombre de normes de droit international, dont la Convention-cadre des Nations Unies de 1992 sur les changements climatiques et l’Accord de Paris de 2015. De telles références peuvent toutefois surprendre : ces traités ne présentent en principe aucun effet juridique contraignant. Comment alors imposer à l’État une telle obligation alors que les normes qui la composent sont a priori dépourvues de force juridique ?

II- L’incertitude : les interrogations techniques soulevées par la décision

A – L’effet direct des traités internationaux

L’effet direct est reconnu aux dispositions des traités internationaux qui, créant des droits au profit des particuliers, sont suffisamment précises et inconditionnelles pour pouvoir être invoquées devant un juge national.[10] Or, l’Accord de Paris et la Convention-cadre de 1992 en sont dépourvues. Cela s’explique par des raisons diplomatiques évidentes : un consensus aussi large n’aurait pas été pensable si le traité était juridiquement contraignant.

Toutefois, l’arrêt Grande-Synthe force le doute. D’après les juges, « si les stipulations de la CCNUCC et de l’accord de Paris(…) sont (…) dépourvues d’effet direct, elles doivent néanmoins être prises en considération dans l’interprétation des dispositions de droit national (…) ». On éprouve toutefois des difficultés à comprendre comment des normes de droit international privées d’effet direct peuvent malgré tout recevoir un effet juridique dans le cadre de l’interprétation des dispositions de droit national.  Selon une auteure, « nul ne peut s’y tromper : interpréter les textes nationaux au regard des traités internationaux revient à vérifier si l’action – ou l’inaction – du gouvernement est bien compatible avec ces derniers. »[11]

Il s’agirait donc a priori d’une entorse partielle à sa jurisprudence traditionnelle. Ce progrès trouverait une explication selon le Conseil : il s’agirait seulement de respecter la volonté du législateur qui aurait souhaité mettre simplement en oeuvre ces deux accords en s’y référant expressément dans la lettre de l’article L. 100-4 du Code de l’énergie.

Sous les traits d’un argument ratio legis étendu, donc, il faudrait y voir une sorte d’effet direct « par référence », « détourné », créé de toute pièce par le Conseil d’État, et qui permet donc à des conventions au contenu imprécis et général d’en être revêtu par leur seul référence dans une loi.

Le poids juridique de la décision en sort considérablement renforcé : l’État français, moteur dans la conclusion de l’Accord de Paris, doit désormais montrer l’exemple sans pouvoir se départir de ses engagements en matière climatique sous le simple prétexte de dispositions insuffisamment précises.

La décision commentée ne parait pas aussi catégorique à ce sujet. Contrairement aux conseillers d’État, les juges se bornent ici à mentionner les objectifs de ces conventions pour fonder une obligation générale de lutte contre le changement climatique à la charge de l’État (pt. 18). Le tribunal cite d’ailleurs à cet égard d’autres sources du droit qui, elles, sont d’effet direct (il s’agit de normes constitutionnelles ou législatives). Les normes conventionnelles seraient alors évoquées uniquement à titre logique ; complétées par des normes législatives, on ne soupçonnerait donc pas leur effet direct.

Toutefois, la structure formelle de l’argumentaire du tribunal pourrait nous convaincre du contraire. D’une part, les deux conventions sont rassemblées dans un même point du jugement, à l’écart des autres sources juridiques mentionnées. D’autre part, les juges semblent faire découler de la charte de l’environnement, norme constitutionnelle, les sources législatives déterminant les obligations précises de l’État, et non des traités internationaux. Ces derniers semblent donc se suffire à eux-mêmes et représenter une norme de référence sans devoir être complétés par des actes complémentaires de droit interne.

Selon une auteure, toutefois, il faudrait chercher ailleurs.[12] Sans attribuer formellement d‘effet direct à la convention, une disposition du traité invite les entités non parties à la convention à contrôler l’action des États parties en matière climatique, qui doivent donc rendre des comptes.[13] Cette contrepartie justifierait d’une part l’absence de caractère contraignant du traité à l’égard des parties, et expliquerait d’autre part la démarche libérale des juges français.

Si étendu, ce raisonnement pourrait entraîner des effets indésirables. Le juge pourrait en effet, à la faveur d’une interprétation extensive, attribuer un plein effet direct à un traité auquel ne renvoie expressément aucun texte législatif et ainsi conférer des effets juridiques à des principes souvent vagues et imprécis, dont le contenu sera laissé à l’appréciation de l’interprète ; le sentier est dangereux. 

En ce qui concerne les moyens tirés de la violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, consacrant respectivement le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée et familiale, le tribunal refuse de réaliser un tel contrôle de conventionnalité, adoptant ainsi les principes de la décision Grande-Synthe.

C’est sans doute un rendez-vous manqué de la part des juges français, qui auraient pu suivre le raisonnement pourtant choisi par la cour suprême néerlandaise dans l’affaire Urgenda et ainsi ériger la lutte contre le réchauffement climatique en droit fondamental au sens de la Convention. La solution n’était toutefois pas évidente : dans un raisonnement par analogie, les juges néerlandais avaient considérablement étendu la portée des articles d’une convention qui ne met pas expressément à la charge des États une obligation positive d’agir en faveur de l’environnement.

La décision pose également question s’agissant de la normativité attribuée aux lois de programmation qui en sont en principe dépourvues.

B – Une possible normativité accordée à certaines lois de programmation

Dans le cadre de l’obligation générale de lutte contre le réchauffement climatique, on relève la présence de l’article L. 100-4 du Code de l’énergie, créé suite à la loi du 8 novembre 2019.[14] Il s’agit d’une loi de programmation au sens de l’article 34 de la Constitution.

Or, en principe, les lois de programmation sont dépourvues de normativité[15], c’est-à-dire, schématiquement, du pouvoir de prescrire les comportements sociaux. Toutefois, le Tribunal administratif semble ériger cette loi de programmation en norme de référence à la lumière de laquelle l’action de l’État sera jugée.

On ne peut que se réjouir, avec M. Delzangles, d’une telle reconnaissance,[16] sans pour autant s’émouvoir d’éventuels abus du législateur ou des magistrats. En effet, une telle attribution de normativité « à retardement » ne présente aucun risque dans la protection des droits des citoyens dans la mesure où, malgré l’impossibilité de les confronter au contrôle du Conseil constitutionnel, elles constituent seulement un guide, une orientation pour l’État dans la conduite de sa politique économique, sociale, financière ou environnementale. Et si d’aventure une disposition normative s’insérait dans une loi de programmation, elle pourra être censurée par le juge constitutionnel dans le cadre de son contrôle a posteriori, c’est-à-dire dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité.

On soutiendra cette évolution si elle tend à se confirmer dans de futures décisions : l’efficacité juridique de l’urgence climatique en sortirait renforcée. Il serait en effet tout à fait vain de reprocher à l’État ses fautes dans la lutte contre le changement climatique sans ne pouvoir lui imposer aucune norme nationale le contraignant.

À de telles incertitudes s’ajoutent des limites substantielles quant à la nature et à l’étendue de la décision, réduisant considérablement sa porté réelle.

III. Les limites : une décision aux effets atténués

A – La responsabilité de l’État limitée aux dommages directs

Avant même de statuer sur l’étendue de la faute reprochée à l’État, les juges rappellent que les objectifs de la France fixés au terme de l’article L. 100-4 du Code de l’énergie sont suffisamment ambitieux pour atteindre les objectifs plus généraux arrêtés par l’Accord de Paris (pt. 32).

Les requérants mettent toutefois en cause l’échec de l’État dans la réalisation de ce dessein, et en particulier concernant trois séries d’objectifs : l’amélioration de l‘efficacité énergétique, l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation totale d’énergie et, plus largement, la réduction des émissions de gaz à effet de serre. 

Selon les juges toutefois, seul ce dernier manquement caractériserait la carence fautive de l’État dans l’aggravation du préjudice écologique. En effet, il n’est démontré aucun lien direct entre l’insuffisance de l’État dans l’accomplissement des deux premiers objectifs et l’aggravation du préjudice écologique qui fonde l’engagement de sa responsabilité (pt. 25).[17]

Le tribunal s’émancipe ici formellement de l’ancienne définition prétorienne du préjudice écologique prévalant depuis l’affaire Erika : le préjudice écologique doit nécessairement résulter d’une atteinte directe à l’environnement.

La solution n’est pas choquante. D’abord parce qu’il ne s’agit là que d’un rappel élémentaire des principes du droit français de la responsabilité civile, selon lesquels le dommage doit être direct et certain. Enfin parce qu’un préjudice écologique aussi inédit que celui lié au réchauffement climatique suppose fatalement une réparation exceptionnelle mise à la charge du défendeur en cas de reconnaissance de sa responsabilité ; il parait donc logique de la circonscrire aux dommages entretenant une proximité substantielle avec la faute reprochée.

Le tribunal fait ici montre d’un pragmatisme tout à fait bienvenu : en effet, si l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie participent indéniablement à la lutte contre le réchauffement climatique en ce qu’ils concourent « mécaniquement » à la réduction de la consommation d’énergie fossile et donc, à la baisse des émissions de gaz à effet de serre, ces phénomènes demeurent néanmoins trop « lointains » dans la chaîne de réalisation du dommage, en l’espèce l’augmentation de la température globale de la planète ; ils n’entretiennent donc qu’une incidence indirecte avec lui, et ne peuvent ainsi être pris en considération dans l’établissement de la responsabilité du défendeur.

À cela s’ajoute une limite relative à la nature de la décision du 3 février 2021, qui n’est qu’un jugement préparatoire.

B – Un jugement préparatoire non-définitif

Le jugement commenté est un jugement avant-dire droit. Il s’agit donc d’une décision prise par le juge à titre accessoire, au cours de l’instance pour organiser l’instruction ; on parle alors de jugement préparatoire[18] visant à préparer ou attendre la solution du litige principal.[19] Un tel jugement n’a pas d’autorité de chose jugée, c’est-à-dire que les juges n’ont pas tranché le litige au fond : le jugement ne peut donc servir de fondement à une mesure d’exécution forcée. Concrètement, les associations requérantes ne pourront enjoindre formellement à l’État de tirer les conséquences de l’établissement de sa responsabilité dans l’aggravation du préjudice écologique sur le fondement de cette seule décision. Elles devront pour cela attendre un jugement définitif, tranchant le litige au fond. Cette précision nous paraît importante pour nuancer l’engouement provoqué par la publication de cette décision. On suivra donc le Professeur Delpech quand il affirme que ce n’est qu’une fois que le jugement sera rendu sur le fond que l’on pourra se prononcer sur son caractère ou non « historique ».[20]

Évitons toutefois de nous complaire dans une critique stérile : il semble tout à fait probable que nous assistions, à l’issue de la procédure judiciaire de première instance, à une confirmation des jalons théoriques posés par le présent jugement concernant la reconnaissance de la responsabilité de l’État.

Deux incertitudes demeurent toutefois, et auxquels devra répondre le jugement définitif. D’une part, concernant l’étendue de la réparation du préjudice ; d’autre part, concernant la nature de sa réparation et de la prévention de son aggravation. Cette dernière question est d’autant plus décisive que le tribunal a rappelé le principe de réparation en nature du préjudice écologique.[21]

En ce qui concerne la première, les juges ont concrètement reconnu la carence de l’État dans la poursuite des objectifs définis par la Stratégie Nationale Bas-carbone pour la période 2015-2018.

L’État devra donc réparer ce préjudice à hauteur du dépassement caractérisé, la circonstance que ce dépassement n’obère pas la capacité de l’État à atteindre la neutralité carbone en 2050 important peu selon les magistrats (pt. 31).[22]

La décision est en revanche plus incertaine concernant le dépassement éventuel du budget carbone pour la période 2019-2023. En effet, l’État a versé tardivement au dossier les derniers résultats de la France pour l’année 2020 sur la quantité de gaz à effet de serre émise au cours de l’année. L’issue est encourageante sur ce volet : la trajectoire de réduction devrait être respectée en raison du confinement et du décret du 21 avril 2020 qui revoit à la baisse les objectifs sur la période, reportant ainsi la plupart des efforts à 2024. Quoi qu’il en soit, l’État devra prouver, pour échapper à une condamnation supplémentaire, que ces nouveaux résultats lui permettent de tenir la trajectoire du budget carbone de 2019-2023.[23]

Dans ces circonstances, les juges se sont bornés à ordonner une prolongation de la période d’instruction et ont renvoyé la clôture définitive du délai d’instruction à deux mois à compter de la notification du jugement afin de laisser, dans le respect du principe du contradictoire, les requérants réagir aux documents transmis par l’État quelques jours seulement avant l’audience du 14 janvier 2021 (pt. 39).

En ce qui concerne le second point d’incertitude, les juges rappellent que seuls deux types d’injonction peuvent être arrêtées : celles qui « tendent à la réparation du préjudice ainsi constaté ou à prévenir, pour l’avenir, son aggravation » (pt. 39).

S’agissant de la prévention de l’aggravation future du préjudice, on peut imaginer que l’État sera simplement enjoint de respecter le plafond du budget carbone pour les périodes après 2020.

La situation se complique en revanche concernant la réparation. On pourrait par exemple imaginer que l’État soit obligé de réviser à la baisse son plafond d’émissions de gaz à effet de serre pour les années futures, intégrant par lissage sur plusieurs années le surplus de gaz à effet de serre émis au cours des années précédentes. Envisageable en théorie, cette solution est en pratique peu probable. D’une part en raison des difficultés auxquelles sont confrontées les autorités publiques pour accomplir les objectifs actuels sans que s’en ajoutent de nouvelles qui conduiraient à d’autres condamnations pour dépassement. D’autre part, la lutte contre le réchauffement climatique est une course contre la montre. Les juges devraient donc admettre qu’il s’agit d’un cas « d’impossibilité de fait ou d’insuffisance des mesures de réparation [en nature] » au sens de l’article 1249 du Code civil[24], et imposer à l’État une réparation en argent, sous forme de dommages et intérêts versés aux associations qu’elles ne pourront employer qu’à la mise en oeuvre d’actions visant à lutter contre le réchauffement climatique et, plus largement, à poursuivre l’impératif de préservation de l’environnement.

Conclusion

Si l’on s’émancipe du cadre de l’analyse juridique stricto sensu, de tels recours laissent songeur quant à leur utilité et leur légitimité.

Concernant l’utilité, on comprend mal comment concilier l’urgence climatique avec la lenteur des procédures judiciaires. Si l’État est effectivement condamné, il interjettera probablement appel devant la Cour administrative d’appel, et portera l’affaire devant le Conseil d’État en dernier ressort. Une procédure d’au moins quatre ans supplémentaires s’engage alors, au cours de laquelle de nouveaux éléments auront peut-être rendu partiellement obsolète les faits initialement reprochés à l’État.

Concernant la légitimité, cette décision se trouve sur une ligne de crête : reconnaître la responsabilité de l’État pour inaction climatique revient à révéler une faille dans un domaine régalien où le processus décisionnel est hautement politique. Quelle est alors la légitimité du pouvoir judiciaire pour intervenir en telle matière ?

D’un côté, on peut comprendre une éventuelle condamnation de l’État parce qu’il possède le pouvoir d’agir et d’inverser la tendance.

Il demeure néanmoins gênant que le droit s’occupe d’un tel problème. En effet, si un gouvernement pour lequel la transition écologique apparait comme l’une de ses priorités ne fait pas autant que l’on pourrait attendre de lui, c’est probablement parce qu’il en est incapable. Un tel blocage s’explique par des raisons politiques, qui ne peuvent être correctement appréhendées par le droit.

La décision du Tribunal administratif sonnerait alors comme un symbole : rappeler aux gouvernants que nous sommes aujourd’hui dos au mur face à l’urgence climatique. Mais il faudrait peut-être, comme nous l’avons démontré plus haut, s’en tenir à cela. L’État ne devrait donc pas être comptable juridiquement de cette inaction, l’action politique en matière climatique ne dépendant pas de sa seule volonté : ce serait lui prêter un pouvoir qu’il n’a pas (ou plus). La solution est sans doute à trouver hors de l’arène juridique, sur le terrain de la politique étrangère.

[1] « Qu’est-ce qu’un grand arrêt ? » Editions Dalloz, 1er septembre 2015, de 0,32s à 0,57 s.Source : https://www.youtube.com/watch?v=TeNul3piIHI).

[2] Selon le site internet du Ministère de la transition écologique, « La Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) est la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique. Elle donne des orientations pour mettre en œuvre, dans tous les secteurs d’activité, la transition vers une économie bas-carbone, circulaire et durable. Elle définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à 2050 et fixe des objectifs à court-moyen termes : les budgets carbone. Elle a deux ambitions : atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et réduire l’empreinte carbone de la consommation des Français. Les décideurs publics, à l’échelle nationale comme territoriale, doivent la prendre en compte ». Source : https://www.ecologie.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc.

[3] The Netherlands, Supreme Court, ‘Urgenda case’, 20-12-2019, n° 19/00135 : « la Cour d’appel a décidé à juste titre que l’État néerlandais a une obligation définitive, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme, d’atteindre un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25% d’ici la fin de 2020 par rapport aux niveaux de 1990 », ont déclaré les juges suprêmes. Traduction : Le Figaro, « Pays-Bas : la justice ordonne à l’État de réduire ses émissions de gaz à effet de serre », édition du 20 décembre 2019.

[4] Conseil d’État, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n° 427301.

[5] Ibidem, pt. 17.

[6] LOI n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.

[7] Cass. Crim., 25 septembre 2012, Erika, n°10-82.938, Publié au bulletin.

[8] C. civ. art. 1247 : « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

[9] Selon ce rapport, l’augmentation de la température globale moyenne de la terre, qui atteint aujourd’hui 1°C par rapport à l’époque pré-industrielle, et « due principalement aux émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique (…) a déjà provoqué notamment l’accélération de la fonte des glaces continentales et du pergélisol et le réchauffement des océans, qui ont pour conséquence l’élévation du niveau de la mer, qui est en voie d’accélération » mais aussi « l’augmentation, en fréquence et en gravité, des phénomènes climatiques extrêmes, l’acidification des océans et l’atteinte des écosystèmes, qui ont des conséquences graves et irréversibles sur les activités humaines telles que la pêche et les cultures, ainsi que sur les ressources en eau, et entraînent des risques croissants d’insécurité alimentaire et de dégradation des ressources en eau, de la santé humaine et de la croissance économique. »

[10]S . GUINCHARD et T. DEBARD, Lexique des termes juridiques, Dalloz, Paris, 28ème Ed., Août 2020, « effet direct », p. 420.

[11] S. CASSELLA, « L’effet indirect du droit international : l’arrêt Commune de Grande-Synthe », AJDA 2021, p. 226.

[12] C. BROYELLE et J. ROCHFELD, « L’autre mobilisation citoyenne pour le climat », AJDA 2019, p. 1850.

[13] Ainsi, dans la décision 1 -/CP.21 portant adoption de l’Accord de Paris, il est précisé que « la Conférence des Parties (…) invite les entités non parties visées au paragraphe 133 ci-dessus à amplifier leurs efforts » en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Or, ces entités, et en particulier les associations, engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique, se sont vues investies de la responsabilité, à tout le moins d’une certaine légitimité, de rappeler à l’ordre les États parties qui ne les respecteraient pas.

[14] LOI n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat.

[15] En effet, ces lois tendent simplement à définir ou contribuer à définir les « objectifs de l’action économique ou sociale de l’État », selon l’article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[16] H. DELZANGLES, « Le premier « recours climatique » en France : une affaire à suivre ! », AJDA 2021, p. 217.

[17] Les requérants n’ont pas suffisamment démontré en quoi l’écart entre l’objectif et la réalisation avait  « contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérants demandent réparation (…), l’amélioration de l’efficacité énergétique [n’étant] qu’une des politiques sectorielles mobilisables en ce domaine ».

[18] S. GUINCHARD et T. DEBARD, Lexique des termes juridiques, Dalloz, Paris, 28ème Ed., Août 2020, « jugement avant-dire droit », p. 606.

[19] L. DARGENT, « Modalités de l’appel du jugement avant-dire-droit », Dalloz Actualité, 27 octobre 2013.

[20] X. DELPECH, « À la Une – Associations de protection de l’environnement – Condamnation symbolique de l’État pour inaction climatique », JA 2021, n°634, p.12.

[21] C. civ. art. 1249, al. 1 : « La réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature. »

[22] « La circonstance que l’État pourrait atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (…) n’est pas de nature à l’exonérer de sa responsabilité dès lors que le non-respect de la trajectoire qu’il s’est fixée (…) produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans (…) ».

[23] Les décrets du 21 avril 2020 modifiant le contenu de la stratégie nationale bas carbone  définissent de nouveaux objectifs pour la période 2019-2023, plus accessibles et donc, moins ambitieux que les précédents, sur lesquels le tribunal s’est fondé pour condamner l’État. En particulier, l’un des décrets prévoit, pour la période 2019-2023, une évolution du plafond de quantité de gaz à effet de serre à émettre, passant ainsi de 399 Mt à 422 Mt.

[24] C. civ. art. 1249 al. 2 : « En cas d’impossibilité de droit ou de fait ou d’insuffisance des mesures de réparation, le juge condamne le responsable à verser des dommages et intérêts, affectés à la réparation de l’environnement, au demandeur ou, si celui-ci ne peut prendre les mesures utiles à cette fin, à l’État. »