La régulation du secteur postal en France : comment concilier concurrence et service public ?
Par Rose Aragon et Louise Caffrey, deux étudiantes en deuxième année du Master Droit économique de l’École de droit de Sciences Po Paris.
Introduction à la Régulation du Secteur Postal en France
La régulation du secteur postal, tant à l’échelle européenne que française, s’est développée à l’aune de deux objectifs : l’ouverture à la concurrence du marché postal et la garantie d’accès et de qualité du service postal, mission de service public et d’intérêt général. En effet, par le biais de la concurrence, la politique de régulation du secteur vise l’amélioration de la qualité du service postal et la baisse des prix, tout en préservant la pérennité du service universel postal, dont La Poste est prestataire jusqu’en 2025. Ainsi, la régulation de ce secteur, en accompagnant l’ouverture des anciens monopoles postaux, s’articule autour d’objectifs à la fois concurrentiels et de service public, et prévoit pour ce faire l’intervention de plusieurs acteurs, dont notamment l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse et l’Autorité de la concurrence.
L’évolution du cadre juridique en Europe et en France
Le lancement d’une politique postale communautaire est marqué d’abord par la publication d’un « Livre Vert » en 1991 par la Commission européenne, puis, en 1994 par une résolution[1] du Conseil des ministres, qui fixe les objectifs principaux devant gouverner l’élaboration de la réglementation postale communautaire. Ceux-ci incluent notamment l’objectif de « garantir la fourniture à [l’échelle] communautaire d’un service universel de qualité, au meilleur prix et accessible à tous », d’assurer « la viabilité économique et financière du service universel en définissant pour son prestataire un secteur réservable », et de « concilier la promotion de la libéralisation graduelle et maîtrisée du marché postal et la garantie durable du service universel[2] ».
En 1997, la directive 97/67/CE[3] est publiée, visant à encadrer l’ouverture à la concurrence du secteur postal. Elle prévoit un « service universel postal » défini et encadré selon des règles communes entre tous les États membres, ainsi que la garantie de prestations minimales encadrées par des contraintes imposées au prestataire de service universel et des objectifs de qualité de service. Les conditions de financement des services postaux ainsi que le calendrier de l’ouverture progressive et maîtrisée du secteur de la concurrence y sont aussi précisés. La directive prévoit en outre la création d’autorités de régulation nationales. La directive de 1997 est ensuite modifiée par deux directives en 2002[4] puis en 2008[5], tout en gardant à son centre les objectifs d’ouverture à la concurrence et de préservation et d’encadrement du service postal, et tout particulièrement du service universel.
Traduction de la notion de « service public », transposée dans un environnement concurrentiel, le service universel postal correspond à « une offre de services postaux de qualité déterminée, fournis de manière permanente en tout point du territoire à des prix abordables pour tous les utilisateurs[6] ». En France, il est assuré par La Poste, opérateur historique du service postal, désignée prestataire de service universel pour une durée de quinze ans à compter du 1er janvier 2011. Il couvre un service de distribution et une levée du courrier six jours sur sept, à un prix abordable, et sur l’ensemble du territoire. |
Le cadre juridique européen est transposé en droit français en trois temps, modifiant ainsi le cadre réglementaire existant[7].
Dans un premier temps, par son article 19, la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999 transpose les principales obligations de la directive de 1997 en droit français, en définissant le service universel et le secteur réservé au prestataire du service universel aux articles L.1 et L.2 du code des postes et télécommunications (le « CPCE »). En l’absence de désignation d’une autorité régulatrice nationale du secteur, ce premier effort s’est toutefois avéré insuffisant. Alors que l’article 22 de la directive de 1997 prévoit une séparation fonctionnelle entre l’autorité régulatrice nationale et l’opérateur postal, la France avait encore comme autorité régulatrice le ministre chargé des postes, exerçant également une tutelle sur La Poste, nommée prestataire du service universel postal[8].
Dans un second temps, la France transpose de manière plus complète le cadre juridique européen, avec la loi relative à la régulation des activités postales du 20 mai 2005[9], qui précise, conformément aux modifications apportées par la directive de 2002, l’étendue des compétences de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART) qui devient l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (l’« ARCEP »), et a pour mission de « veiller à l’ouverture et au bon fonctionnement du marché postal ainsi qu’au financement et à la sauvegarde du service universel[10] ». La loi transpose également les dispositions relatives à la réduction du secteur dit « réservé[11] », qui correspond aux prestations que l’opérateur de service universel pouvait conserver sous monopole. Mécanisme transitoire permettant de moduler les effets de l’ouverture à la concurrence, son champ a ainsi été progressivement réduit à la faveur des directives successives, pour complètement disparaître en France le 1er janvier 2011.
La directive de 1997 est modifiée une seconde fois par la directive de 2008, transposée en France par la loi du 9 février 2010 relative à l’entreprise publique La Poste et aux activités postales[12]. Notamment, la loi prévoit la disparition du secteur réservé, mettant fin au monopole de La Poste sur les envois de moins de 50 grammes au 1er janvier 2011.
Ainsi, le cadre juridique de la régulation du secteur postal évolue en trois temps, identifiées par trois étapes de la libéralisation du marché postal en France :
- En 1999, avec la Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable :
- La Poste est désignée comme prestataire du service universel ;
- son monopole est prévu pour les envois jusqu’à 350g ; et
- le Ministre chargé des postes est désigné comme l’autorité réglementaire nationale.
- En 2005, avec la Loi relative à la régulation des activités postales :
- le monopole est limité aux envois de correspondance intérieure et transfrontalière entrante jusqu’à 100g (seuil abaissé à 50g en 2006) ;
- l’ART voit ses compétences étendues au secteur postal et devient l’ARCEP ; et
- il est interdit de faire des subventions croisées entre le secteur réservé et le secteur concurrentiel.
- En 2010, avec la Loi relative à La Poste et aux activités postales :
- le secteur réservé disparaît, mettant fin au monopole de La Poste sur les envois de moins de 50g au 1erjanvier 2011 ; et
- l’ARCEP voit ses compétences évoluer.
Les dynamiques générales du marché postal
Le réseau postal s’appuie sur quatre activités fondamentales : (1) la collecte, (2) le tri, (3) le transport et (4) la distribution. À ce titre, il constitue une industrie de réseau « comme les autres », dont la structure peut être rapprochée de celle des télécommunications, des chemins de fer, ou de l’électricité. Cela étant, ce secteur est marqué par des caractéristiques propres, qui soulèvent des problématiques particulières en termes de régulation. On retiendra notamment que :
- Le réseau postal est un réseau principalement composé de personnes, quand d’autres sont principalement constitués d’infrastructures. La main d’œuvre constitue ainsi un coût important, et relativement peu compressible ;
- En France comme dans le reste de l’Union Européenne, le principe de la péréquation géographique tarifaire s’impose : le service postal est fourni à prix unique sur l’ensemble du territoire, et ce alors que les coûts diffèrent ;
- Le secteur est marqué ces dernières années par une baisse constante de la demande et des volumes, alors même qu’il s’agit, notamment sur le segment de la distribution, d’une activité à rendements d’échelle croissants.
Si la libéralisation des activités en réseau, telle que l’activité postale, est l’un des premiers objectifs de la régulation sectorielle, cette dernière répond également à des objectifs extra-concurrentiels, qu’on pourrait qualifier de service public ou d’intérêt général. Dans le cadre du secteur postal, il s’agit de préserver un service universel postal et d’assurer sa pérennité.
De fait, l’ARCEP est comme nous l’avons vu « chargée de veiller à l’ouverture et au bon fonctionnement du marché postal tout en veillant au financement et à la sauvegarde du service universel ».
Dès lors, comment la régulation postale a-t-elle été pensée pour assurer ce double objectif ? Quelle(s) régulation(s) envisager pour maintenir un service universel postal de qualité dans un environnement concurrentiel, marqué aujourd’hui par des évolutions structurelles importantes ?
I/ Une régulation au service de la concurrence : les modalités de l’ouverture du marché à la concurrence
La régulation du service postal a historiquement eu pour objectif premier de permettre une réelle ouverture à la concurrence, en mettant fin au monopole de La Poste avec la disparition du secteur réservé et l’arrivée d’opérateurs concurrents autorisés par l’ARCEP, puis en garantissant à ces opérateurs concurrents un accès aux infrastructures essentielles.
Depuis 2011 : La fin du monopole, la disparition du secteur réservé, et l’arrivée d’opérateurs concurrents autorisés par l’ARCEP
Depuis le 1er janvier 2011, l’ensemble du secteur postal est ouvert à la concurrence, et donc à des prestataires de services postaux dits « alternatifs », autres que La Poste.
En effet, la disparition du secteur réservé, qui ne concernait alors principalement plus que les envois de moins de 50 grammes, met officiellement fin au monopole jusqu’alors réservé à La Poste. Toute entreprise autorisée peut désormais opérer sur l’ensemble des segments du secteur, l’ARCEP étant chargée de délivrer les autorisations d’exercer une activité postale[13]. Au 3 septembre 2021, 50 opérateurs postaux étaient autorisés à opérer sur le marché postal[14].
La Poste reste quant à elle seul prestataire du service universel postal, tout en continuant d’opérer sur le reste du marché, qui est désormais concurrentiel.
En posant l’ouverture à la concurrence comme pilier central de la réforme du secteur postal, la régulation sectorielle prévoit concomitamment des mécanismes permettant d’assurer une libéralisation effective. Notamment, les textes établissent le principe de l’accès aux infrastructures essentielles, tiré du droit commun de la concurrence.
L’accès aux infrastructures essentielles pour l’ouverture à la concurrence
L’article 11 de la directive 1997 tel que modifié par la directive de 2008 dispose que :
« Lorsque cela s’avère nécessaire pour protéger les intérêts des utilisateurs et/ou pour encourager une réelle concurrence, […] les États membres garantissent un accès transparent et non discriminatoire aux éléments de l’infrastructure postale ou aux services fournis dans le cadre du service universel,[15] […] ».
Cette garantie d’accès fait écho à un principe consacré en droit de la concurrence européen et français : l’accès aux infrastructures essentielles pour l’ouverture à la concurrence, souvent appliqué aux industries de réseau. Le Conseil de la concurrence a ainsi condamné France Télécom en 2005[16], estimant qu’un accès aux infrastructures essentielles (en l’espèce l’accès au réseau téléphonique pour ses concurrents) « soumis à des conditions restrictives injustifiées équivaut à un refus et constitue de ce fait un abus de position dominante[17] ».
Ce principe d’accès aux infrastructures essentielles est aussi une exigence imposée explicitement à La Poste à l’article L.3-1 du CPCE, en raison de son rôle en tant qu’opérateur historique du service universel. En effet, La Poste est tenue d’assurer l’accès des tiers au réseau, c’est-à-dire aux installations ou informations postales détenues par le prestataire du service universel qui constituent des « moyens indispensables à l’exercice [des] activités postales[18] ». Ces moyens incluent « le répertoire des codes postaux assorti de la correspondance entre ces codes, […] l’information géographique sur les voies et adresses, […] les informations collectées par La Poste sur les changements d’adresse, […] un service de réexpédition en cas de changement d’adresse » du destinataire, ainsi que l’accès aux « boîtes postales installées dans les bureaux de poste[19] ». Le respect de cette obligation est aussi assuré par l’ARCEP, qui est chargée de veiller à la bonne transmission de ces informations, et peut être saisie en cas de différend.
II/ Une régulation au service d’une mission de service public et d’intérêt général : l’objectif de préservation du service universel postal
Si la régulation du secteur postal se fait au service d’objectifs concurrentiels, il n’en est pas moins vrai qu’elle a aussi pour objectif la préservation d’un service économique d’intérêt général : le service universel postal.
L’encadrement du service universel en tant que mission de service public et d’intérêt général
L’article 14 du Traité de Fonctionnement sur l’Union Européenne (le « TFUE ») souligne la « place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi que le rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union ». Il rappelle aussi que l’Union et ses États membres doivent veiller « à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions ». La directive de 2008 confirme l’importance de ce principe à l’égard des services postaux dans ses considérants 3 à 5, qui indiquent que « les services postaux, avec 77 % d’opinions positives, constituent le service d’intérêt économique général le plus apprécié des utilisateurs dans l’Union[20] » et « constituent un instrument essentiel de communication et d’échange d’informations, [et ainsi] remplissent un rôle essentiel qui participe aux objectifs de cohésion sociale, économique et territoriale de l’Union ».
En France, le service universel postal est qualifié de mission de service public et d’intérêt général au I – 1º de l’article 2 de la loi de 1990. La loi vient définir ce service et le garantir à tout usager à l’article L.1 du CPCE :
« Le service universel postal concourt à la cohésion sociale et au développement équilibré du territoire. Il est assuré dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité en recherchant la meilleure efficacité économique et sociale. Il garantit à tous les usagers, de manière permanente et sur l’ensemble du territoire national, des services postaux répondant à des normes de qualité déterminées. »
En découlent des obligations de La Poste en tant que prestataire du service universel[21] listées à l’article L.2 du CPCE : outre des obligations qui s’imposent à lui en sa qualité de prestataire autorisé par l’ARCEP, le prestataire de service universel est soumis à des « obligations particulières en matière de qualité et d’accessibilité du service, de traitement des réclamations des utilisateurs et, pour des prestations déterminées, de dédommagement en cas de non-respect des engagements de qualité de service ». Ces obligations fixent surtout des standards de qualité, et d’accessibilité du service universel, dans le but d’assurer sa pérennité. Cette exigence d’accessibilité se traduit par la mission d’aménagement du territoire de La Poste. Ce principe est consacré par l’article 3 de la directive de 1997, qui dispose que « les États membres prennent des mesures pour que la densité des points de contact et d’accès tienne compte des besoins des utilisateurs », et qui est rappelé au I – 2º de l’article 2 de la loi de 1990. La Poste opère ainsi aujourd’hui près de 17 000 points de contacts avec le public en France[22].
Ces obligations sont garanties par certains dispositifs du CPCE. Notamment, la Poste est tenue d’informer le ministre chargé des postes et l’ARCEP en ce qui concerne « les modifications du catalogue portant sur les services d’envois en nombre[23] ». L’ARCEP exerce aussi un contrôle tarifaire sur les offres qui relèvent du service universel[24] ainsi qu’un contrôle ex post lui permettant de sanctionner tout manquement aux « obligations résultant des dispositions législatives et réglementaires afférentes à l’exercice du service universel[25] ».
L’encadrement du financement du service universel : comment assurer la pérennité du service universel postal ?
Les directives successives prévoient que l’ouverture à la concurrence doit s’accompagner du maintien d’un service universel à des prix abordables pour l’ensemble des citoyens de l’Union. Or, si le service universel postal jouit d’un cadre réglementaire garantissant son existence juridique, le mouvement de libéralisation du marché postal pose la question du financement du service universel postal.
En effet, l’organisation du secteur postal autour de monopoles a longtemps permis l’autofinancement du service postal, puis du service universel postal, par l’effet de subventions croisées. L’opérateur de service universel postal compensait les pertes occasionnées sur les segments non rentables (l’acheminement du courrier dans les zones les moins densément peuplées au titre par exemple) par les recettes perçues sur les segments les plus rentables (couverts par le secteur réservé, sur lequel il était en monopole).
Avec l’ouverture à la concurrence, ce mode de financement n’est plus tenable. Tout d’abord, la libéralisation s’accompagne d’un phénomène d’écrémage[26] : les opérateurs postaux, non tenus aux mêmes obligations de service universel que La Poste, se positionnent sur les segments de marché les plus rentables, limitant de fait le montant des ressources qui peuvent être utilisées par La Poste pour financer les services les moins rentables (objets du service universel postal).
Le financement du service universel postal est d’autant plus menacé que ce phénomène d’écrémage s’accompagne ces dernières années d’une baisse constante des volumes de courrier[27], réduisant d’autant les recettes. Or, le service postal est grevé de coûts fixes importants, de sorte que toute baisse de l’activité se traduit, toutes choses égales par ailleurs, par une augmentation des coûts unitaires.
De fait, le service postal universel français est déficitaire depuis 2018[28], le déficit atteignant 1,1 milliards d’euros en 2021. Si la chute des volumes du courrier depuis 2008 en est la principale responsable, la crise sanitaire a largement contribué à accélérer la tendance : La Poste a connu en l’espace d’une année l’équivalent de trois années de baisse des volumes de courrier.
La régulation sectorielle doit permettre le financement du service universel postal dans le contexte concurrentiel qu’elle a participé à installer. La soutenabilité du service universel postal dépend notamment de la compensation des charges qu’il induit afin d’assurer son fonctionnement dans des conditions d’équilibre financier.
Pourtant, la mission de service universel postal n’avait, jusqu’à très récemment, fait l’objet d’aucune compensation en France, et ce malgré l’existence de dispositions prévoyant plusieurs mécanismes de financement dans les directives successives[29].
Dans ce contexte, plusieurs voies ont été envisagées en France pour assurer la soutenabilité du service universel postal.
- Augmentation des tarifs :
Dans l’objectif de garantir un service universel postal à des prix abordables pour tous, les directives prévoient un réaménagement des tarifs en les orientant vers les coûts pour stimuler l’efficience du service universel postal. Dans ce cadre, l’ARCEP exerce une mission d’encadrement pluriannuel des tarifs du service universel postal, dans le cadre de laquelle elle établit un plafonnement de la hausse annuelle moyenne des tarifs[30], qui doit permettre à La Poste d’assurer le financement du service universel.
L’augmentation progressive des tarifs depuis 2006 a permis de compenser en partie l’effet de l’ouverture à la concurrence et de la baisse des volumes sur le chiffre d’affaires de La Poste. Toutefois, le levier tarifaire n’est pas soutenable en l’état, puisqu’il risque d’entraîner mécaniquement une aggravation de la chute des volumes, alors que les alternatives numériques sont largement adoptées. Par ailleurs, le levier tarifaire fait largement peser la charge du service universel public sur les usagers.
- Activation d’un fonds de compensation
Conformément à la directive de 2008, l’article L.2-2 du CPCE prévoit la possibilité d’instaurer un mécanisme de répartition des coûts au travers d’un fonds de compensation. Traduction du principe du concurrent-payeur, selon lequel les opérateurs concurrents nouvellement entrés sur le marché s’engagent à financer le service universel en échange d’un droit d’accès aux infrastructures, ce mécanisme a notamment été mis en place en Autriche, en Irlande ou encore au Portugal.
Si elle est juridiquement prévue par les textes, l’activation d’un tel fonds de compensation sur le marché postal français n’est pas envisageable : malgré l’ouverture à la concurrence, La Poste demeure le principal acteur du secteur postal, et serait donc le plus gros contributeur à ce fonds de compensation.
- Compensation par l’État
Au vu des problématiques posées par l’utilisation du levier tarifaire et d’un fonds de compensation, l’absence d’une compensation par l’État du service universel postal a longtemps été regrettée. Pourtant, l’idée d’un dispositif d’aide publique n’est ni une exception française, ni un mécanisme étranger aux industries de réseaux. Plusieurs États membres accordent une compensation à leur prestataire de service universel postal national[31] et l’État français compense les réseaux de l’énergie, du ferroviaire et des télécoms, souvent à l’euro près.
Compte tenu de l’accélération de la chute des volumes dans le cadre de la crise sanitaire, et des prévisions du niveau de déficit du service universel postal, l’État a annoncé en juillet 2021 la mise en place d’une dotation budgétaire annuelle, correspondant à une compensation du déficit supporté par La Poste. Modulée en fonction de l’évaluation faite par l’ARCEP de la qualité du service, cette dotation représentera entre 500 et 520 millions d’euros.
- Vers une réduction du champ du service universel postal ?
Alors que les principales caractéristiques du service universel postal sont restées inchangées en France depuis les débuts de la libéralisation, plusieurs voix appellent à un réexamen de l’offre de service postal, pour assurer son équilibre financier[32]. L’actualisation du catalogue du service universel, qui doit s’effectuer dans le cadre posé par la directive de 1997, a été menée dans plusieurs États membres selon des modalités diverses : réduction de la fréquence de distribution de six à cinq jours sur sept, suppression de l’offre d’envoi à J+1, etc.
De fait, l’annonce en juillet dernier du versement d’une dotation budgétaire à La Poste s’est accompagnée du lancement de négociations sur les perspectives d’évolution du contrat d’entreprise État-La Poste. Si le maintien d’une distribution du courrier six jours sur sept est envisagée, elle devrait être accompagnée d’une modification des délais de livraison, privilégiant une offre d’envoi à J+3 plutôt qu’à J+1[33].
III/ Une régulation nécessitant l’intervention de plusieurs acteurs ainsi que leur coopération
Pour assurer une conciliation efficace des objectifs concurrentiels et d’intérêt général, la régulation fait intervenir plusieurs acteurs, qui exercent leurs missions parallèlement, voire de façon concertée.
L’ARCEP : régulateur sectoriel de premier plan
Autorité de régulation sectorielle, l’ARCEP est une autorité administrative indépendante. Initialement instituée en 1996 pour contribuer à la libéralisation du secteur des télécommunications, ses compétences ont été élargies au secteur postal par la loi de régulation postale du 20 mai 2005. Dans ce cadre, elle est chargée de veiller à l’ouverture et au bon fonctionnement du marché postal tout en veillant au financement et à la sauvegarde du service universel.
Pour mener à bien cette mission, l’ARCEP est notamment compétente pour :
- Garantir la bonne fourniture du service universel postal – comme indiqué supra, l’ARCEP (i) veille au respect de la séparation et de la transparence des comptes de La Poste, (ii) décide de l’encadrement tarifaire pluriannuel des prestations de service universel postal et (iii) contrôle la bonne exécution de la mission de service universel de La Poste, notamment en termes de qualité du service ;
- Délivrer les autorisations d’exercer une prestation de services postaux aux opérateurs alternatifs ;
- Exercer un pouvoir de sanction, en parallèle de son pouvoir d’enquête et d’instruction – à l’égard (i) de manquements aux obligations relatives à la mise en œuvre du service universel postal et (ii) des opérateurs alternatifs autorisés quand ils ne respectent pas leurs obligations ;
- Exercer un pouvoir de règlement des différends et de conciliation – il peut s’agir de différends (i) relatifs à l’accès aux installations et informations indispensables à tout opérateur postal, (ii) entre usagers et opérateurs postaux, (iii) entre opérateurs, concernant les conditions techniques et tarifaires d’accès au réseau.
A noter également que les décisions de l’ARCEP sont susceptibles de recours devant la Cour d’appel de Paris.
La co-régulation exercée entre l’ARCEP et l’ADLC
Tout naturellement, les règles de concurrence s’appliquent au secteur postal. L’Autorité de la concurrence (l’« ADLC ») exerce en effet un contrôle des concentrations du marché postal,[34] mais aussi est responsable de l’identification et de la condamnation de pratiques anticoncurrentielles. À ce titre, l’ADLC a déjà condamné La Poste à plusieurs reprises, notamment pour certaines remises anticoncurrentielles (par exemple en 2004[35] et en 2010[36]), ainsi que pour des tarifs discriminatoires (par exemple en 2005[37]).
Toutefois, il est essentiel de souligner qu’il existe une réelle co-régulation entre l’ADLC et l’ARCEP dans l’objectif de préserver des dynamiques concurrentielles saines au sein du marché postal. En premier lieu, l’ARCEP peut saisir l’ADLC « des abus de position dominante et des pratiques entravant le libre exercice de la concurrence dont [elle] peut avoir connaissance dans le domaine des activités postales, notamment lorsqu’un différend lui est soumis[38] ». En second lieu, l’ADLC peut à son tour demander un avis à l’ARCEP, comme elle l’a fait par exemple dans l’affaire Kiala en 2011[39]. Néanmoins, l’ADLC intervient aussi indépendamment, de façon ex ante au travers de communiqués, avis, rapports, ou autres.
La récente décision rendue par l’ADLC 15 septembre 2021[40] à la faveur d’une saisine d’Adrexo, qui alléguait un abus de position dominante de la part de La Poste, est un exemple concret de cette co-régulation et de la complémentarité des compétences des deux autorités. Se déclarant incompétente pour connaître du catalogue des offres de La Poste relevant du service universel postal, en estimant qu’il appartient plutôt à l’ARCEP de définir les offres qui en relèvent, l’ADLC désigne l’ARCEP comme l’autorité compétente pour ce faire[41]. L’ADLC réaffirme en revanche sa compétence concernant le contrôle des pratiques anticoncurrentielles, et procède à l’examen du caractère anticoncurrentiel des pratiques de La Poste[42].
Conclusion
A l’instar des politiques de régulation mises en œuvre pour d’autres industries de réseau, la régulation du secteur postal a utilisé l’ouverture à la concurrence comme outil d’amélioration de la qualité du service postal et de baisse des prix. Progressivement libéralisé à partir des années 1990, le marché est totalement ouvert depuis 2011 en France. Si les régulateurs sectoriels et de concurrence se sont attachés à créer ensemble un cadre juridique et réglementaire étendu, les opérateurs historiques conservent des parts de marché très élevées, même si la concurrence s’est développée sur les segments de marché les plus rentables. Par ailleurs, l’avenir du secteur universel postal est aujourd’hui questionné, notamment du fait des problématiques de financement qu’il rencontre. La préservation de la qualité du service n’est d’ailleurs pas une question exclusive au service universel, mais concerne l’ensemble des services postaux, comme l’actualité récente concernant la distribution des plis électoraux lors des dernières élections régionales le démontre.
[1] Résolution du 7 février 1994 sur le développement des services postaux communautaires.
[2] https://www.arcep.fr/la-regulation/grands-dossiers-postal-et-colis/le-secteur-postal-et-larcep/le-cadre-reglementaire-du-secteur-postal.html[consulté le 28 octobre 2021].
[3] Directive 97/67/CE, du Parlement Européen et du Conseil du 15 décembre 1997 concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service.
[4] Directive 2002/39/CE du Parlement européen et du Conseil du 10 juin 2002 modifiant la directive 97/67/CE en ce qui concerne la poursuite de l’ouverture à la concurrence des services postaux de la Communauté.
[5] Directive 2008/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 février 2008 modifiant la directive 97/67/CE en ce qui concerne l’achèvement du marché intérieur des services postaux de la Communauté.
[6] Article 3 de la directive 97/67/CE précitée.
[7] Loi n° 90-568 du 2 juillet 1990 relative à l’organisation du service public de la poste et à France Télécom.
[8]Cf. supra note 2.
[9] Loi nº 2005-516 du 20 mai 2005 relative à la régulation des activités postales.
[10] Cf. supra note 2.
[11] La directive de 2002 limite ce secteur aux envois de correspondance intérieure et transfrontière entrante jusqu’à 100g, jusqu’en 2006, lorsque ce seuil est abaissé à 50g.
[12] Loi nº 2010-123 du 9 février 2010 relative à l’entreprise publique La Poste et aux activités postales.
[13] Article L.3 du CPCE. Celles-ci sont accordées pour quinze ans à tout prestataire qui offre des garanties de protection des intérêts des utilisateurs de services postaux (respect de la confidentialité du courrier, existence d’une procédure de traitement des réclamations, mise en place de normes de qualité de service, etc.).
[14]Liste régulièrement actualisée des opérateurs de services postaux autorisés par l’ARCEP, https://www.arcep.fr/professionnels/operateurs-postaux-et-de-colis/les-operateurs-de-services-postaux-autorises-par-larcep.html [consulté le 28 octobre 2021].
[15] Cela inclut par exemple : le système de code postal, la base de données des adresses, les boîtes postales, les boîtes aux lettres, les informations sur les changements d’adresse, le service de réacheminement et le service de retour à l’expéditeur.
[16] Décision n° 05-D-59 du 7 novembre 2005 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l’Internet haut débit ; Voir aussi en ce sens : l’avis n° 02-A-08 du 22 mai 2002 du Conseil de la concurrence. Voir en ce sens : Affaire 94/19/CE Sea Containers c. Stena Sealink et Affaire C-343/95 Diego Calì & Figli Srl c. Servizi ecologici porto di Genova SpA.
[17] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b3127_rapport-information [consulté le 28 octobre 2021].
[18] https://www.arcep.fr/professionnels/operateurs-postaux-et-de-colis/le-champ-de-la-regulation.html [consulté le 28 octobre 2021].
[19] Ibid.
[20] Selon l’Eurobaromètre spécial no 219, publié en octobre 2005.
[21] L’article L.2 du CPCE la désigne à compter du 1er janvier 2011 pour une durée de 15 ans (soit jusqu’à fin 2025).
[22] Ces points de contact doivent permettre qu’au moins 99 % de la population nationale et au moins 95 % de la population de chaque département soit situé à moins de 10 kilomètres d’un point de contact et que toutes les communes de plus de 10 000 habitants disposent d’au moins un point de contact par tranche de 20 000 habitants.
[23] Article R.1-1-10 du CPCE.
[24] Article L.5-2, 3º du CPCE.
[25] Article L.5-2, 1º du CPCE.
[26] J-J. Laffont, J. Tirole, Competition in Telecommunications, MIT Press, Cambridge MA, 2000.
[27] Le nombre de lettres envoyées était de 18 milliards en 2008, puis de 13,7 milliards en 2013 et de 7,5 milliards en 2020.
[28] À hauteur de 365 millions d’euros.
[29] L’article 7 de la directive 2008/6/CE permet la mise en œuvre de moyens externes de financement dès lors que la prestation de service universel représente à la fois un coût net pour l’opérateur et une charge financière inéquitable.
[30] L’encadrement tarifaire pluriannuel approuvé par l’ARCEP pour la période 2019-2022 fixe un plafond de 5% de hausse annuelle moyenne des tarifs.
[31] Par exemple, le Danemark a accordé 160 millions d’euros à Post Danmark sur la période 2017-2019 (Commission européenne, décision SA.47707), l’Espagne 1,28 milliards d’euros à Correos entre 2011 et 2020 (SA.50872) et l’Italie a versé 1,3 milliards d’euros à Poste Italiane pour les exercices 2020-2014 (SA.55270).
[32] Voir notamment : Cour des comptes, Rapport public annuel 2020, Le service postal face à la baisse du courrier : des transformations à poursuivre, pp.379-412 ; Sénat, P. Chaize, P. Louault, R. Cardon au nom de la commission des affaires économiques, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires économiques sur l’avenir des missions de service public de La Poste, 31 mars 2021.
[33] Ces évolutions sont préconisées dans le rapport final de mission de Jean Launay sur les mutations du service universel (14 avril 2021). La modification de l’offre à J+1 pourrait représenter une économie de 110 millions d’euros par an pour La Poste.
[34] Décision nº 19-DCC-195 du 22 octobre 2019 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Économie d’Énergie par le groupe La Poste.
[35] Décision nº 04-D-65 du 30 novembre 2004 relative à des pratiques mises en œuvre par La Poste dans le cadre de son contrat commercial.
[36] Décision nº 20-D-06 du 2 avril 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la livraison de colis.
[37] Décision nº 05-D-63 du 17 novembre 2005 du Conseil de la concurrence.
[38] Article L.5-8 du CPCE.
[39] Avis n° 2011-0195 en date du 8 mars 2011 relatif à la demande d’avis de l’Autorité de la concurrence portant sur la demande de mesures conservatoires déposée par la société Kiala France dans le cadre de la saisine relative aux pratiques mises en œuvre par le groupe La Poste sur le marché de la livraison de colis.
[40] Décision n° 21-D-22 du 15 septembre 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des courriers adressés.
[41] Décision nº 21-D-22 de l’ADLC du 15 septembre 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des courriers adressés. Point 61.
[42] Ibid. Point 64.
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