Entretien avec le Bâtonnier de Paris
A l’occasion du rapport Haeri et des critiques adressées par le pouvoir politique à l’autorité judiciaire, la Revue des Juristes de Sciences Po a eu la chance de rencontrer Monsieur Frédéric Sicard, Bâtonnier de Paris, afin de dresser un état des lieux et tracer les perspectives futures.
L’évolution et la transformation du métier d’avocat
Maître Kami Haeri a transmis le 2 février 2017 au Garde des Sceaux un rapport portant sur l’avenir de la profession d’avocat, comment l’Ordre des avocats compte-t-il aujourd’hui accompagner cette évolution ?
Certains des projets et actions contenus dans le Rapport Haeri sont devenus effectifs au barreau de Paris ou sont en passe de le devenir. En cela, il s’inscrit dans une certaine continuité que l’Ordre ne peut qu’approuver dans une large globalité.
Par ailleurs, le rapport apparaît à plusieurs titres ambitieux et original. En particulier, l’idée de diversité m’apparaît précieuse et j’y suis particulièrement sensible : demander à des cabinets de faire des expériences de place très précises en matière de diversité constitue une mesure concrète, j’y suis d’autant plus sensible que le cabinet La Garanderie auquel j’appartiens parraine le prix de la Diversité Sciences Po. La généralisation de ce type d’initiatives, qui restaient spontanées et relativement isolées est porteuse, en préférant l’acte au discours. On peut donc que soutenir cette initiative de places, en encourageant une dynamique dans une pluralité d’ordres.
S’agissant de la formation, un grand effort a été fait avec la réforme de l’examen du CRPPA et la mise en place d’un examen national : les initiatives visant à rendre l’enseignement plus pratique sont nécessaires, elles conditionnent l’avenir des étudiants en droit et à terme celui de la profession elle-même. Si elles se multiplient, ces initiatives ont un coût et il se pose nécessairement la question des moyens alors même que les budgets alloués aux écoles de formation diminuent et que le redressement de la situation financière a longuement préoccupé, en début d’année, le Conseil National des Barreaux. Une budgétisation de ces solutions de formation semble nécessaire afin de les rendre réalisables, sans augmentation sensible du plafond des droits d’inscription notamment.
Etes vous également favorable à la fusion entre les métiers de juriste d’entreprise et d’avocat comme ledit rapport le préconise ?
J’ai eu l’occasion de défendre publiquement une position ordinale allant dans un tel sens. Néanmoins, il m’apparaît nécessaire qu’une majorité se dégage sur une solution satisfaisante en la matière, étant entendu que tout passage en force serait malheureux. D’ores et déjà, le Conseil de l’Ordre a adopté le 28 février dernier une mesure visant à permettre à ceux qui ont la qualité d’avocat en entreprise dans un pays qui reconnaît ce statut (Allemagne, Pays-Bas ou Angleterre par exemple) puissent aussi être inscrits au barreau de Paris : en clair, un avocat parisien qui a les diplômes et les qualités nécessaires peut travailler à Londres et être reconnu comme un avocat parisien exerçant à l’étranger.
Néanmoins, il apparaît nécessaire de préciser qu’un juriste n’est pas nécessairement un avocat. Il y a des avocats en entreprise, il y a aussi des paralegal qui ne peuvent pas être considérés comme tels. Tous les juristes d’entreprise ne sont pas des avocats en entreprise, et les chiffres le confirment : l’Allemagne compte par exemple 160 000 avocats parmi lesquels 120 000 avocats libéraux et 40 000 avocats en entreprise, mais ce chiffre n’inclut pas une part importante de juristes travaillant en entreprise, simplement car ces métiers ne se confondent pas nécessairement : il y a un degré d’indépendance indispensable pour définir la notion de profession d’avocat, une possibilité d’autonomie conférant un pouvoir de dire non, de développer une stratégie éthique au delà du raisonnement juridique et de l’activité de production de normes.
Ces précisions apportées, je suis plus réservé sur l’exception qui pourrait être celle dont bénéficient les juristes d’entreprise et qui ne se confondrait pas avec le secret de l’avocat : à partir du moment où l’on peut estimer qu’il va y avoir un avocat en entreprise, il ne se justifie pas de créer une notion juridique différente de celle du secret professionnel.
Vous faisiez de l’innovation l’un des piliers de votre programme en 2015 en insistant sur le rôle de l’incubateur. En ce sens, les professions juridiques et les Legal startups vous paraissent-elles complémentaires ou rivales ?
Elles sont parfaitement complémentaires. C’est un grand chamboulement pour certaines générations : les Legal Tech permettent et obligent la profession à se moderniser, à proposer de nouveaux services, nous devons nous en réjouir car elles offrent une amplification magnifique tout en restant conscient que les Legal Tech restent seulement des outils ou des moyens qui n’effacent pas la réalité de la profession d’avocat, qui ne peut totalement s’automatiser. Seul l’avocat sera à même de développer une perception stratégique dans la défense des intérêts de son client.
Ces nouveaux instruments invitent ainsi à redécouvrir les spécificités de la profession en réfléchissant sur sa singularité. La mission d’avocat ne peut pas se résumer à une simple expertise technique, elle repose sur une déontologie forte qui appelle de réelles garanties d’éthique. En faisant de la défense des intérêts de son client sa mission cardinale, l’avocat se place au service de l’autre et demeure le principal acteur de la société de droit, entendue comme la société dans laquelle chacun peut légitimement faire valoir ses droits et exprimer ses désaccords. En l’absence de cette liberté, on n’est pas dans une société de droit mais dans une tyrannie.
Elles invitent aussi, dans la lignée du rapport Haeri notamment, à repenser la formation des professionnels du droit : les mutations technologiques nous obligent à maîtriser totalement la logique, le raisonnement juridique : si c’est de cette manière que les juges raisonnent, c’est aussi de cette façon que le droit se construit. Par ailleurs, ces mutations mais aussi un mouvement plus général de complexification de la société obligent les juristes au développement d’une activité dominante et à un mouvement de spécialisation croissant. Ce dernier ne se confond cependant pas avec une hyperspécialisation qui serait destructrice : la société évolue aussi très vite et on ne fait plus une vie professionnelle sur une ultra spécialisation. Le sens de l’altérité et la curiosité intellectuelle doivent nécessairement se situer au centre de la formation du juriste. L’interdisciplinarité est en ce sens fondamentale, en restant conscient que le droit correspond à une recherche et à une défense de valeurs, la technologie ou l’efficience économique restant intrinsèquement des outils, des supports dépourvus d’autonomie. Le droit français rayonne ainsi en plaçant en son centre un système de valeurs qui le commandent.
En ce sens, comment et à travers quel dispositifs incitatifs l’Ordre des avocats compte-t-il accompagner le développement des Legal Tech ?
S’il n’appartient pas au bâtonnier d’investir dans une Legal Tech, différentes pratiques permettent à l’Ordre d’encourager leur développement.
En premier lieu, l’incubateur du Barreau de Paris permet aujourd’hui de rentrer dans une démarche qualitative à travers une sélection de projets à la fois originaux et réalisables. Ensuite, si cette disposition n’a pas été retenue dans la loi pour une République numérique, je me suis engagé à mettre en place une pratique de labels : il s’agit ici de renseigner les consommateurs et plus largement nos contemporains sur les produits fiables qui respectent les règles éthiques. En ce sens, l’association Open Law – qui rassemble des Legal Tech – a mis en place une charte aux termes de laquelle ses adhérents s’engagent à reconnaître l’autorité éthique du bâtonnier. En l’absence de cadre légal, le bâtonnier pourra à travers ce cadre aider professionnels du droit et consommateurs à se repérer.
En dernier lieu, le fonds de soutien créatif permet de soutenir financièrement des initiatives choisies et de garantir le caractère sérieux du projet vis-à-vis des prêteurs institutionnels en présentant des soutiens financiers experts du domaine.
Quel rôle sera amenée à prendre la place de Paris vis-à-vis de ces mutations ?
La place de Paris tire d’abord un avantage sans doute lié à son ancienneté : la tradition juridique française, dont le barreau de Paris s’est particulièrement imprégnée, a laissé en héritage l’idée d’une grande adaptabilité au service de l’autre. C’est la clé de beaucoup de choses. Ce barreau a une originalité : 8% de son effectif travaille à l’étranger, il s’agit de la plus forte proportion à travers le monde et c’est le témoignage d’une grande adaptabilité territoriale. La méthode de travail, l’hybridité entre le système de droit continental et celui de la common law au service du client participent également de la démonstration d’une énorme adaptabilité. La francophonie constitue aussi dans un autre sens un élément saillant à l’heure de la globalisation du droit et des programmes de partenariat à l’international : on va utiliser notre langue pour pouvoir travailler avec des pays qui ont des traditions communes et renforcer les processus de collaboration à dimension internationale, notamment avec les pays africains.
Par ailleurs, le barreau de Paris est reconnu dans la profession pour être le plus ouvert et adaptable concernant les Legal Tech, du moins de manière concrète. De la même manière, c’est à Paris qu’il existe des cabinets qui ont acceptés de servir de tests en matière de justice prédictive.
C’est donc une tradition d’ouverture à l’égard du monde et des idées nouvelles qui permettent au barreau de Paris d’appréhender plus sereinement ces mutations.
La situation de la Justice en France
Vous pointiez du doigt dès le début de votre mandat le manque de moyens dont souffre la justice et l’absence de réformes structurelles en la matière, la loi de modernisation de la justice du 21ème siècle apporte-t-elle selon vous des réponses suffisantes ?
Si cette loi n’apporte pas les réponses attendues, on peut en revanche se réjouir que le Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas ait pu obtenir pour la première fois une augmentation. Mais elle reste clairement insuffisante et la Justice reste le parent pauvre parmi les fonctions régaliennes. Le malaise de la Justice est ancien, il faudrait doubler son budget et entreprendre des réformes structurelles importantes pour lui donner des moyens. La France ne consacre en effet que 0,22% de sa richesse nationale à la Justice ce qui la place à la 23ème place sur 28 dans l’Union européenne. Les statistiques peuvent ici suffirent : notre pays compte 10,5 juges pour 100 000 habitants alors que la moyenne se situe autour de 21 juges, on est très en dessous. La place de parquetier n’est pas plus aisée, et le contexte sécuritaire vient renforcer cette difficulté.
La justice et le droit sont les conditions nécessaires au vivre ensemble, comment peut-on s’étonner que les quartiers soient révoltés quand il n’y a pas de juge ? Si le contexte budgétaire est difficile, le pouvoir politique doit s’attacher à redéfinir ses priorités : depuis 30 ans on considère que la Justice est quelque chose d’accessoire alors que c’est le ciment même de la nation, elle a été créée pour ça. Depuis la fin des années 1980, les majorités de droite comme de gauche ont diminué un budget déjà bien trop faible, il faut aujourd’hui investir sur ce sujet et le placer au centre des campagnes électorales actuelles et futures.
Le pouvoir judiciaire a été la cible d’attaques de la part de partis politiques de tous bords et même du pouvoir exécutif, en ressort-il fragilisé selon vous ?
Il y a une blessure profonde qui est l’un des signes visibles d’une imperméabilité entre des mondes politiques et judiciaires qui se connaissent mal et qui ne se comprennent plus. Le remède réside certainement dans une plus grande indépendance du pouvoir judiciaire dans son travail quotidien et dans une plus grande séparation des tâches : peut-être faudrait-il ainsi laisser les juges juger, les politiques faire de la politique, les administrateurs administrer, chacun sa fonction, chacun sa compétence. Derrière ces mots simples, il s’agirait en réalité d’une révolution immense : il faudrait des secrétaires généraux et des administrateurs dans les palais de justice. Il n’y en a pas. Ce sont les magistrats qui gèrent. Il faut des systèmes de construction de budgets, et là encore il n’y en a pas comme dans les autres ministères. Tout n’est pas exclu des programmes mais des mesures concrètes sont attendues.