Liberté d’expression et décor kitsch
Détourner, citer, juxtaposer, remixer… Du ready-made au mash-up, en passant par la « fan-fiction », transformer des objets ou des œuvres est un processus de création très ancien qui s’est fortement démocratisé par l’évolution des technologies numériques (Rapport de la mission du CSPLA sur les « œuvres transformatives », V.-L. Benabou – Rapp. de la mission, F. Langrognet, 2014). Alors comment concilier la « renaissance » de ces « œuvres transformatives » et les principes du droit d’auteur protégeant la création ? Dans quelles circonstances la liberté d’expression artistique peut-elle être invoquée ? Ces problématiques ont dernièrement été débattues devant les tribunaux.
Pour réaliser en 1988 son œuvre Naked, une sculpture en porcelaine, le plasticien américain Jeff Koons s’est inspiré de la photographie Enfants(1970) de Jean-François Bauret, représentant deux enfants nus. Alors que cette sculpture devait être exposée au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou à partir du mois de novembre 2014, les héritiers du photographe, estimant qu’elle était une contrefaçon de l’œuvre Enfants, ont saisi le Tribunal de grande instance de Paris. La société Jeff Koons a soutenu que la photographie avait fortement été transformée pour devenir une sculpture avec un décor kitsch. Cependant, le Tribunal de grande instance de Paris a considéré qu’il s’agissait d’une œuvre contrefaisante (Tribunal de grande instance de Paris, 3e ch., 4e sect., 9 mars 2017). Ainsi, bien que l’œuvre en question n’ait pas pu être exposée comme il l’était initialement prévu et ce, en raison d’un endommagement lors de son transport, la société Jeff Koons et le Centre Georges-Pompidou ont été condamnés ; cette sculpture figurait, en effet, sur les supports de communication et dans des reportages diffusés en France.
Il aurait pu s’agir d’une affaire « classique » de contrefaçon, médiatisée en raison de la renommée internationale de l’artiste. Mais le débat a été porté, par la partie défenderesse, sur le terrain de la liberté d’expression artistique.
Il est régulièrement reconnu, tant par la jurisprudence nationale qu’internationale, que la liberté d’expression est « la pierre angulaire » sur laquelle repose l’existence même de toute société démocratique. La Cour européenne des droits de l’homme a affirmé que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille société [démocratique], l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976). Néanmoins, après avoir rappelé que « toute personne a droit à la liberté d’expression », l’article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950 précise que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (…) à la protection (…) des droits d’autrui ». Sur la question du droit d’auteur, la Cour européenne des droits de l’homme, par un arrêt rendu le 10 janvier 2013, a alors retenu que la diffusion de photographies sur un site sans autorisation des ayants droit, ne pouvait être « légitimée » par le principe de la liberté d’expression, puisque cette publication n’avait pas été effectuée par « besoin social impérieux », ni pour s’inscrire dans « un débat d’intérêt général » (Ashby Donald et a. c. France, 10 janvier 2013). Dans cette même matière, la Cour de cassation, dans son arrêt du 15 mai 2015 (Cour de cassation, Civ. 1ère, 15 mai 2015), rappelle qu’il ne faut pas se contenter d’une analyse théorique, mais d’une appréciation concrète du « juste équilibre entre les droits en présence », à savoir le droit d’auteur et la liberté d’expression.
Dans l’affaire opposant la société Jeff Koons aux héritiers de Jean-François Bauret, le Tribunal, en « écho » à ces décisions, a apporté des précisions sur le principe de la liberté d’expression artistique quant aux « œuvres transformatives », en indiquant que : « la connaissance par le public de l’œuvre appropriée est déterminante de l’effet produit sur les spectateurs et nécessaire à la perception du message de l’artiste pour provoquer la réflexion du spectateur. En l’espèce, l’artiste a choisi de reprendre intégralement les enfants de la photographie sans référence explicite au portrait qui n’est pas familier du public pour incarner un nouvel Adam et Ève sans expliquer pourquoi il n’a pas pu faire autrement. La reprise n’a pas été ainsi dictée par des considérations d’intérêt général mais personnelles, permettant à l’artiste de se servir des modèles de la photographie en faisant l’économie d’un travail créatif ce qui ne pouvait se faire sans l’autorisation de l’auteur dont le nom et le copyright figuraient sur la carte postale. Ainsi à défaut de justifier de la nécessité de recourir à cette représentation d’un couple d’enfants pour son discours artistique sans autorisation de l’auteur, la mise en œuvre des droits d’auteur des demandeurs ne constitue pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression ».
Une défense sur le fondement de la liberté d’expression artistique doit donc démontrer que l’œuvre préexistante, objet d’une « transformation » (de la photographie à la sculpture, en l’espèce), était une référence explicite et « familière » pour le public. À cet égard, le Tribunal évoque le rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) consacré aux œuvres transformatives (Rapport de la mission du CSPLA sur les « œuvres transformatives », V.-L. Benabou – Rapp. de la mission, F. Langrognet, 2014). En l’espèce, la juridiction n’a pas considéré que la photographie de Jean-François Bauret était « familière » du public ; Jeff Koons, qualifié par certains de « pionnier de l’art kitsch », a donc, pour le Tribunal, simplement profité du travail créatif d’autrui.
Il est probable qu’au regard de la très récente loi du 7 juillet 2016 (Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine), relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, cette problématique soit de plus en plus débattue devant les tribunaux. En effet, son article 1 dispose clairement que « la création artistique est libre ». Depuis cette loi, l’article 431-1 du Code pénal comprend d’ailleurs un nouvel alinéa : « le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté de création artistique ou de la liberté de la diffusion de la création artistique est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». Cependant, le législateur n’a pas manqué de préciser que cette liberté de création artistique devait s’exercer « dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément à la première partie du code de la propriété intellectuelle » (Article 2 de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine), à savoir la propriété littéraire et artistique qui comprend le droit d’auteur.
Il reviendra alors aux juridictions saisies de trancher, au cas par cas, ces litiges mettant en cause l’équilibre entre la liberté d’expression artistique et le droit d’auteur ; et de préciser ainsi, au fur et à mesure, leurs limites respectives.
Bruno Anatrella
[cite]