La notion de « risque de fuite » … illustration d’un dialogue de sourds ?
Entretien avec Christophe Pouly
Christophe Pouly est docteur en droit public. Inscrit au barreau de Paris depuis 2005, il travaille désormais principalement dans l’édition juridique tout en enseignant le droit des étrangers, à Bordeaux, Pau ou Cergy-Pontoise, et participe aux travaux de la clinique du droit de Sciences Po.
Dans cette analyse de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 15 mars 2017 Al Chodor, Christophe Pouly nous éclaire sur sa portée (I), ses conséquences sur le droit français (II) et sur la réponse tardive du juge français (III).
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Le règlement de Dublin établit les critères et les mécanismes permettant de déterminer quel État membre de l’UE est responsable de l’examen d’une demande d’asile. Selon le principe essentiel du régime de Dublin existant, la responsabilité de l’examen d’une demande d’asile relève en tout premier lieu de l’État membre qui a joué le rôle le plus important dans l’entrée du demandeur sur le territoire de l’UE. Dans la plupart des cas, il s’agit de l’État membre de première entrée. Ce système a fait la preuve de ses dysfonctionnements dès ses origines, la répartition des responsabilités qui avait été imaginée n’ayant pas eu les effets escomptés, à savoir la prévention des réfugiés en orbite et celle de l’asylum shopping. Néanmoins, les procédures et les transferts Dublin sont toujours en vigueur et le système toujours actif.
En vue de garantir l’exécution d’une décision de transfert Dublin, le placement en rétention constitue l’un des cas limitativement énumérés dans lesquels un demandeur d’asile peut être privé de liberté. L’article 28, paragraphe 2, du règlement Dublin III prévoit que, lorsqu’il existe un risque non négligeable de fuite, un demandeur d’asile peut être privé de liberté, à condition que certaines garanties soient respectées. Toutefois, ni la définition de risque de fuite ni les critères sur lesquels se fondent les raisons de craindre un risque de fuite ne sont définis par le droit européen. Au vu de ces interrogations, la décision de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) était fort attendue.
Par l’arrêt « Al Chodor », la Cour a défini la nécessité d’encadrer la rétention administrative des demandeurs d’asile en procédure Dublin par des critères légaux. La demande d’interprétation provient de la Cour administrative suprême de la République tchèque, suite à la rétention de demandeurs d’asile arrêtés sur le territoire tchèque en chemin vers l’Allemagne, après avoir été enregistrés en Hongrie dans la base de données Eurodac.
Conformément à la ligne jurisprudentielle développée vis-à-vis de la rétention des migrants dans le cadre de la directive « retour », la CJUE a adopté une interprétation stricte des conditions dans lesquelles un placement en rétention peut être justifié par le risque de fuite. Elle considère plus précisément que seule la loi, au sens formel du terme, peut porter atteinte à la liberté d’aller et venir des demandeurs. Elle construit son raisonnement à partir d’une lecture combinée de l’article 28 et de l’article 2, n) du règlement, en rappelant que – conformément aux exigences de l’article 5 CEDH et 6 CDFUE qui proscrivent toute détention arbitraire (pt. 38) – ce dernier impose que les raisons de craindre la fuite soient « fondées sur des critères objectifs définis par la loi ». En l’absence de définition par les normes françaises de tels critères objectifs, la pratique des préfets de se revendiquer de l’article 28 du règlement doit donc être considérée comme inconventionnelle.
Outre l’objectif de sécurité juridique, la nécessité de définir ces critères vise à limiter le pouvoir des autorités nationales et éviter ainsi toute rétention arbitraire. La Cour souhaite en effet mieux encadrer le pouvoir d’appréciation des autorités nationales. Mais si les Etats ont l’obligation de définir ces critères dans une loi formelle, ils demeurent libres d’en déterminer le contenu. Ils conservent donc en la matière un pouvoir d’appréciation important. Il est donc légitime de s’interroger: faut-il dès lors craindre que les incertitudes et les divergences autour de l’appréciation de la notion centrale de « risque de fuite » subsisteront du fait d’interprétations variées parmi les 28 ?
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- Quelle est selon vous la portée générale de cet arrêt ? Quelle est la marge de manoeuvre de législateur français de définir le risque de la fuite ?
L’arrêt Al Chodor devrait avoir une portée limitée simplement parce qu’il ne propose aucune interprétation révolutionnaire. Et en ce sens, il rappelle simplement aux Etats membres leur obligation de respecter le règlement Dublin III à la lettre. Ni la rétention, ni la prorogation du délai de transfert ne peuvent être appliquées sans que la notion de fuite ne soit légalement définie. Mais cet arrêt ajoute cependant que la notion de fuite ne peut résulter d’une jurisprudence établie sanctionnant une pratique constante de la police des étrangers.
Autrement dit, la définition de la fuite retenue par le Conseil d’Etat est désormais inopérante et le juge administratif ne peut plus valider les pratiques préfectorales de prorogation des délais de transfert au seul motif que les intéressés auraient pris la fuite.
- Quelles sont les conséquences concrètes de l’arrêt Al Chodor en droit français ? La définition de risque de fuite permet-elle une sécurité juridique ?
En droit interne, l’arrêt devrait avoir deux conséquences. D’une part, la fin des placements en rétention administrative, mais aussi l’impossibilité d’assigner des personnes à résidence, mesure soumise aussi à la condition que la personne risque de se soustraire à l’exécution du transfert. Or nous savons que si l’administration a cessé de procéder à des placements en rétention, , elle a en revanche désormais recours à l’assignation à résidence. Or nul ne peut ignorer que c’est illégal. D’autre part, l’arrêt Al Chodor aurait dû conduire l’administration à enregistrer les demandes d’asile de toutes les personnes dont le transfert n’a pas été exécuté au terme du délai de six mois suivant l’acceptation des Etats responsable de l’examen des demandes d’asile. Tel n’est pas le cas, les demandeurs étant de facto placés sous le régime de la prorogation. Aucun recours n’est disponible contre ces décisions implicites, alors même que la CJUE a précisé, dans un arrêt du 25 octobre 2017 (CJUE, grande ch., 25 oct. 2017, aff. C-206/16, Shiri) que le droit au recours effectif imposait aux Etats membres de prévoir une procédure pour contester ces décisions de prorogation.
La définition du risque de fuite participe de la sécurité juridique dans le sens où elle permet aux demandeurs d’asile d’identifier clairement quels comportement peut leur être reproché et affecter l’exercice de leurs droits. Mais l’expérience de la transposition de la directive “retour” ne laisse rien présager de bon et a démontré que le seul exercice formel de “légalisation” n’était pas pour autant une protection. En effet, là aussi, le législateur européen a imposé aux Etats membres de définir le risque de fuite lequel, une fois établi, fait obstacle à ce qu’un délai de départ volontaire soit refusé aux personnes faisant l’objet d’une décision de retour. Or, comme l’ont révélé la plupart des auteurs, la fuite a été définie de telle manière par le Parlement que l’ensemble des étrangers en situation irrégulière, en raison même de leur situation, soient susceptibles d’être regardés comme risquant de prendre la fuite. Cela permet dès lors à l’administration de décider des mesures de surveillance à appliquer. La réforme du 7 mars 2016, qui devait corriger cette erreur à la demande même de la Commission européenne, n’a procédé qu’à une modification purement symbolique, qui n’affecte en rien la portée du dispositif mis en place en 2011.
- Malgré la clarté de cette décision préjudicielle, les juges, les préfets, et le législateur français ont tardé à en tirer les conséquences nécessaires. S’agit-il d’un dialogue de sourds?
En effet, ce n’est que le 27 septembre 2017 (Civ. 1ère, 17-15160) que la Cour de Cassation a jugé qu’en l’absence de définition légale de la notion de fuite propre à la procédure « Dublin », les demandeurs d’asile en attente de transfert ne peuvent plus être placés en rétention.
Cependant, il ne s’agit en aucun cas d’un dialogue de sourds. Le législateur français et le Conseil d’Etat appréhendent les procédures de transfert sous l’angle exclusif de l’objectif principalement poursuivi avant la refonte du règlement du 18 février 2003, par le système Dublin : renvoyer impérativement les demandeurs d’asile dans le premier Etat responsable de l’examen de leur demande. Or, comme le rappelle de manière récurrente la Cour de justice de l’Union européenne, ainsi d’ailleurs que son avocat général Eleanor Sharpston, le règlement Dublin III issu de la réforme du 26 juin 2013 a modifié l’équilibre général du système en plaçant le demandeur au coeur de la procédure et en veillant à ce que ses droits, nouvellement reconnus, soient garantis. Ces droits peuvent parfois faire obstacle à ce que les intéressés soient transférés. Cette culture de la protection des droits des demandeurs d’asile en procédure Dublin n’est toujours pas assimilée par les institutions françaises. Nous constatons qu’elles résistent aux garanties, pourtant minimales, qu’offre le règlement Dublin III.
Non, ce n’est pas un dialogue de sourds, il s’agit là d’une question de souverainisme juridique, dans sa dimension pathologique.