Plaidoiries – Rencontre avec Matthieu Aron
A l’occasion des représentations de la pièce Plaidoiries au théâtre Antoine, la Revue des juristes de Sciences Po a eu la chance de rencontrer son auteur, Matthieu Aron, grand reporter et conseiller éditorial à L’Obs.
En 1995 vous devenez responsable de la rubrique judiciaire de France Info, qu’est-ce qui vous a poussé à vous orienter vers ce type de journalisme ?
Pour deux raisons. D’abord, quand j’étais étudiant, j’étais partagé entre deux envies : être avocat ou journaliste. En devenant chroniqueur judiciaire, cela m’a permis d’entretenir ces deux intérêts. Ensuite, parce que le premier grand procès que j’ai pu suivre m’a fasciné. C’était en 1992, une petite fille, Céline Jourdan, avait été assassinée à côtéde Sisteron et deux accusés avaient été renvoyés devant la Cour d’assises pour viol et assassinat. Aux yeux de tout le monde, ils étaient coupables, et leur condamnation ne faisait guère de doute. La presse les avait surnommés « l’indien » et le « tatoué ». Or « l’indien », un jeune marginal qui vivait sous un tipi dans une bergerie abandonnée, clamait son innocence. Durant tout le procès, son avocat Henri Leclerc a réussi à anéantir, jour après jour, les charges qui pesaient sur lui. Et il a obtenu de haute lutte son acquittement ! Cette audience m’a beaucoup marqué et m’a donné envie de poursuivre dans cette voie.
De manière plus générale, ce qui est assez étonnant avec les procès, c’est qu’en réalité les affaires criminelles, ou même les simples faits divers, nous permettent de mieux comprendre qui nous sommes, et comment fonctionne notre société. Typiquement, on a beaucoup reparlé récemment de l’affaire de Jean-Claude Roman, ce faux médecin qui pendant 18 ans a menti à sa famille, avant de finir par l’assassiner. Cet homme a vécu une incroyable et pathétique double vie. Cette forme de folie – même si bien sûr elle demeure hors normes – nous renvoie cependant un peu tous à nos propres travers : Qu’est-ce le sentiment d’imposture ? Qu’est-ce que cela signifie quand on ment à ses amis, à sa famille, à ses collègues de travail ? De la même façon, dans les grands dossiers « de santé publique », ou dans les affaires « politico-financières » à chaque fois la justice est un prisme. Elle nous permet de lire notre société.
Quelles sont les audiences qui vous ont le plus marqué ?
Il y a ce premier procès (l’affaire de la petite Céline) que je viens d’évoquer avec vous, et puis une audience très différente, le procès de Maurice Papon. Pourquoi ? Parce qu’il a été le plus long de l’histoire de France (il a duré 6 mois), parce qu’il y a eu une centaine d’audiences, parce que c’était un moment incroyable où une Cour d’assises s’est plongée à la fois dans l’histoire de France et dans l’histoire d’un homme. On a décortiqué de manière incroyable ce qu’a été la collaboration sous Vichy. Cela a permis de revisiter cette période, et d’apprendre énormément de choses sur le comportement des hauts fonctionnaires en poste à cette époque. Ce sont les deux procès les plus incroyables que j’ai suivi.
Pour écrire votre livre, puis pour son adaptation au théâtre, est-ce que vous avez contacté vous-même les avocats ? Où est-ce que vous avez eu accès à des écrits ?
Les plaidoiries, à quelques rarissimes exceptions, comme les trois procès pour crimes contre l’humanité : Barbie, Touvier et Papon, ne sont jamais enregistrées. Les journalistes n’ont pas le droit d’entrer dans une salle d’audience avec un micro. La plaidoirie est prononcée, et les mots s’envolent, à tout jamais. J’ai donc dû me livrer à un travail de reconstitution. Pour les procès enregistrés (Papon), ou dans des grandes affaires dont les avocats avaient conservé une trace écrite (comme Gisèle Halimi dans l’affaire de Bobigny) il s’est agi principalement d’un travail de synthèse. Pas si évident d’ailleurs, car il faut tout à fois contextualiser, faire entendre l’atmosphère du procès, et traduire l’essentiel du propos en quelques minutes. Alors que les plaidoiries durent souvent plusieurs heures.
Mais dans l’immense majorité des cas, il n’y avait que peu de traces de ce qui avait été dit. Quelques notes d’audience, quelques paragraphes, ou une simple trame de la plaidoirie. Sans compter les avocats qui sont dans une improvisation quasi-totale. C’est le cas d’Henri Leclerc, de Francis Szpiner, ou d’Éric Dupont-Moretti. Il faut donc repartir des notes qui ont été prises par les journalistes dans les audiences et puis des souvenirs du défenseur. Chaque plaidoirie est donc une reconstitution, parfois extraordinairement fidèle, parfois un peu moins, mais toujours avec l’accord de l’avocat. Les puristes peuvent peut-être y trouver à redire, mais j’ai tenté d’être le plus rigoureux possible.
Ces plaidoiries parlent de la peine de mort, de l’avortement, des émeutes dans les banlieues… on voit que la politique affleure à chaque fois. Est-ce que c’est ça qui a guidé votre choix ?
Oui bien sûr ! J’avais fait une proposition dans ce sens. Et Richard Berry le souhaitait aussi vivement. Les procès, et les plaidoiries s’inscrivent dans l’Histoire. Ce sont des marqueurs de l’évolution de la société française. Il y a des plaidoiries qui peuvent précéder des changements législatifs, comme pour la plaidoirie de G. Halimi. Ou bien, des affaires – comme l’histoire des bébés congelés (Courjault) – qui traduisent une prise de conscience. C’est la découverte qu’il existe effectivement un déni de grossesse, dont personne ne parlait auparavant. L’affaire des deux jeunes morts à Clichy sous-Bois est aussi essentielle : elle met à nu la relation que la police entretient avec la banlieue, et elle signe le début de l’instauration de l’état d’urgence. On l’a presque oublié aujourd’hui, alors que cela remonte seulement à 2005. La mémoire collective retient ou oublie certaines choses. Pour le procès de Maurice Papon, on a choisi la plaidoirie de Michel Zaoui qui met en accusation le « crime de bureau », le crime administratif. La particularité de ces crimes de masse, c’est qu’ils n’ont pas été commis par une seule personne. On a un fonctionnaire qui s’inscrit dans une chaine administrative, il n’y a pas de contact physique entre l’accusé et sa victime. Il nous apparaissait important d’expliciter aux spectateurs de la pièce ce qu’était le « crime de bureau ».
Ces cinq plaidoiries, qu’est-ce qu’elles disent de la société et de la justice aujourd’hui en France ?
Ces plaidoiries sont révélatrices des évolutions sociétales. Gisèle Halimi est venu voir la pièce. Au début elle s’interrogeait : Comment un homme (Richard Berry) allait pouvoir endosser le rôle d’une femme défendant la cause des femmes ? Finalement, elle s’est déclarée très satisfaite. Le fait que ce soit un homme qui plaide donne à sa plaidoirie un caractère encore plus universel. D’ailleurs, quand on écoute cette extraordinaire plaidoirie, on réalise que Gisèle Halimi ne parle pas seulement de l’avortement, mais aussi de la contraception, ou de la sexualité telle qu’on la vivait dans la société française des années 70. A l’époque la contraception est très loin d’être généralisée. Elle est utilisée par 8% des femmes, 1% dans les milieux populaires. Et Gisèle Halimi, quand elle plaide, ne fait qu’imaginer ce que serait une société où la contraception serait banalisée… aujourd’hui c’est le cas ! Ces plaidoiries sont donc des photos extraordinaires de ce qu’a été notre société à un moment précis.
Est-ce que parmi ces plaidoiries il y en a une qui vous touche personnellement ?
Oui, celle d’Henri Leclerc sur le déni de grossesse. C’est un avocat qui plaide de façon très particulière. Il ne plaide pas avec des effets de manche. Il pose les choses sur la table et il instaure une forme de discussion avec le jury et les jurés. Dans cette plaidoirie il ne demande pas l’acquittement pour Véronique Courjault. Il rappelle que, malgré le déni de grossesse dont elle était victime, il y a eu des instants fugitifs où elle comprenait qu’elle était enceinte. Il demande donc une peine adaptée à Véronique Courjault et il le fait avec des mots très justes et très forts. C’est un avocat qui considère que sa vocation, c’est de faire revenir les accusés, mêmes les pires des salauds, même les pires des criminels dans la communauté des hommes. C’est une forme d’humanisme éclairé.
Vous parliez de l’interprétation de Richard Berry, comment rend-on sur scène la tension de la plaidoirie ?
Je trouve que c’est un tour de force qu’il réalise. Les spectateurs sont placés dans la position des jurés, donc ils se posent des questions en l’écoutant. Mais Richard Berry ne singe pas les avocats. Il porte ces textes, à sa manière, avec une relative sobriété. Et cela donne beaucoup de puissance à son interprétation. Il a su trouver un juste équilibre en son rôle d’acteur et le fait d’incarner des ténors du barreau. Il le fait avec un énorme talent. C’est du grand art.
Y a-t-il une plaidoirie que vous auriez aimé mettre dans le spectacle et qui n’a pas pu y rentrer ?
Il y en aurait d’autres qui pourraient rentrer dans le spectacle. Une plaidoirie de Caroline Mecary, qui défend la cause des femmes autour de la PMA, ou encore le procès de Jérôme Kerviel, qui a été le procès d’un système financier devenu fou. Il pourrait y avoir aussi une plaidoirie de l’affaire d’Outreau, cette terrible erreur judiciaire, ou beaucoup d’innocents ont été accusés à tort.
Mais je suis ravi du choix qui a été fait, il y a une vraie cohérence dans le spectacle.
Un dernier message à faire passer ?
Ces plaidoiries disent aussi beaucoup de la temporalité politique. Qu’il s’agisse de la peine de mort, de la dépénalisation de l’avortement, elles sont prononcées à un moment où l’opinion est en train de basculer, mais avant que le Parlement ne s’en empare. Le temps judiciaire vient s’intercaler entre le temps médiatique et le temps législatif. C’est assez passionnant à observer.
Propos recueillis par Clément Cherici et Nicolas Simon