Pourquoi le droit moral est-il perpétuel ?
Réflexion théorique sur les fondements juridiques du droit moral de l’auteur par le biais de son caractère perpétuel
Par Gabin Beaudor, étudiant en master 2 Droit de l’Innovation à l’Ecole de Droit de Sciences Po
Si Flaubert n’a finalement pas déclaré « Mme Bovary, c’est moi », mais plutôt, « ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang »[i], la formule apocryphe est restée et met en exergue la perception presque romantique du droit d’auteur tel qu’il est perçu en France et plus en général dans l’Europe continentale. Elle témoigne de la croyance en un attachement indéfectible entre le créateur et son œuvre, dans la mesure où « celui-ci y a exprimé ses goûts, sa sensibilité, son intelligence, son expérience, aussi bien que ses convictions, ses a priori, ses fantasmes et son inconscient »[ii]. Le droit d’auteur tel qu’il est conçu en France regroupe deux ensembles aux logiques différentes que sont les droits patrimoniaux d’une part – dont la raison d’être est de régir l’exploitation économique d’une œuvre – et le droit moral d’autre part. Pour ce qui est de ce dernier, son régime est établi par l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose que « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur ». Celui-ci est défini par M. le Professeur Savatier comme étant « l’attache par laquelle la création tient son auteur. Le droit moral est le respect d’un tel travail, c’est la reconnaissance de la souveraineté du créateur de l’œuvre »[iii]. Cette protection se met en place par le biais de quatre droits distincts qui, ensemble, forment le droit moral de l’auteur : le droit de divulgation[iv], le droit au respect de l’œuvre[v], le droit de paternité[vi], le droit de retrait et de repentir[vii].
Traditionnellement relié de ce fait à un droit de la personnalité, le droit moral est par essence extrapatrimonial et sa titularité ne peut être cédée, détenue uniquement par la personne physique auteure de l’œuvre en question. Comme le relève S. Travers de Faultrier, « si l’auteur n’existe que parce qu’il y a œuvre, l’œuvre elle-même ne peut prétendre à cette qualité que parce qu’elle contient l’auteur »[viii]. Le lien entre les deux éléments est donc démontré, soulignant le caractère fondamental de l’auteur, dont l’œuvre est pétrie de sa personne. Néanmoins, Michel Vivant questionne la justification personnaliste comme fondement du droit moral par l’extension du champ du droit d’auteur. En citant Frédéric Pollaud-Dullian qui estimait que l’auteur a exprimé dans l’œuvre « ses goûts, sa sensibilité, ses a priori, ses fantasmes et son inconscient », nous sommes en mesure d’étendre cette qualification à des créations moins artistiques comme une recette de cuisine ou un logiciel informatique[ix]. Ainsi, Hélène Raizon rappelle dans sa thèse[x] que pour la doctrine, le droit moral permet au créateur de « défendre en son œuvre sa personnalité et sa réputation parce que l’œuvre les représente et les symbolise »[xi], ce qui ne signifie pas que le droit moral protège la personnalité de l’auteur dans l’absolu, seulement dans le contexte d’une œuvre reconnue comme telle par les tribunaux.
Là repose l’aporie du droit moral qui, s’il découle d’un droit de la personnalité, ne justifie pas sa survivance à la mort de l’auteur, à la manière des autres droits de la personnalité, comme le droit à l’image[xii] qui s’éteint à la mort de son titulaire[xiii]. Est-il donc cohérent de fonder la spécificité perpétuelle du droit moral de l’auteur sur le terrain du droit de la personnalité ?
Si la projection de la personnalité de l’auteur sur son œuvre présente un fondement déterminant dans l’analyse de la perpétuité du droit moral, il n’en demeure pas moins que le droit moral de l’auteur satisfait une logique de protection de la double propriété de l’auteur et du public sur l’œuvre.
I. Le droit moral comme projection de la personnalité de l’auteur dans son œuvre fonde partiellement le caractère perpétuel du droit moral
La France, contrairement à l’Allemagne, n’a pas une vision moniste du droit d’auteur. Sa législation distingue spécifiquement les prérogatives respectives des deux composantes du droit d’auteur, notamment en ne faisant pas coïncider leurs durées de vie. Il convient d’analyser la théorie personnaliste afin de comprendre les justifications du caractère perpétuel du droit moral de l’auteur.
A. L’attribution du droit moral de l’auteur du fait de sa propriété naturelle sur sa création
Si le droit moral est perpétuel, il convient de trouver dans cette réalité un fondement philosophique de l’époque des Lumières, période durant laquelle la propriété intellectuelle s’est développée. Les origines lockéennes de cette réalité juridique montrent qu’une réflexion a été menée par les philosophes prérévolutionnaires afin de déterminer la nature de la propriété, et par extension, celle de la propriété intangible, celle qui est engendrée par le génie de son créateur. Selon Locke, « l’homme (…) étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété »[xiv]. Ainsi la propriété est-elle inhérente à l’homme, lui procurant un droit naturel sur ses créations. Le Chapelier affirmait en 1791 en que Rapporteur de la loi sur le droit d’auteur que « la plus sacrée, la plus personnelle de toutes les propriétés est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain », suivi deux années plus tard par Lakanal qui estimait en 1793 que « de toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, c’est sans contredit celle des productions du génie »[xv]. Les lois de 1791 et 1793 donnant naissance au droit d’auteur en France témoignent bien de la propension générale à considérer une œuvre de l’esprit comme une propriété sacralisée par son lien avec l’auteur.
Fruit d’une longue évolution jurisprudentielle, le droit moral de l’auteur est apparu comme découlant de la personnalité du créateur, dont la longue élaboration jurisprudentielle a formé un lien indéfectible entre l’auteur et son œuvre, en témoigne le jugement du Tribunal correctionnel de la Seine[xvi] dans lequel les juges autorisent la présence de l’artiste lors du litige en question car « indépendamment de l’intérêt pécuniaire, il existe pour l’artiste un intérêt plus précieux, celui de la réputation », suggérant donc par la même des attributs de la personnalité à l’œuvre de l’artiste. En outre, la Cour de cassation avait estimé que les directeurs de journaux ont le droit de faire des corrections sans importance ne causant à l’auteur aucun préjudice[xvii], renvoyant une fois de plus à une conception personnaliste du droit moral. Il en découle que l’altération de l’œuvre est refusée tant elle peut contrevenir à la réputation de son créateur. Enfin, l’arrêt Lecoq consacre pleinement le fondement personnaliste du droit moral, expliquant que la mise en communauté d’une œuvre ne pourrait porter « atteinte à la faculté de l’auteur, inhérente à sa personnalité, même de faire ultérieurement subir des modifications à sa création ou même de la supprimer »[xviii]. Quant à son caractère perpétuel, la jurisprudence a considéré que « le droit moral (…) destiné à assurer à l’auteur ce qu’il a de plus précieux, le respect de sa personnalité, est, par son essence même perpétuel et incessible »[xix]. Si le droit moral de l’auteur s’affirme philosophiquement et dans la jurisprudence comme étant la résultante de l’empreinte de la personnalité de l’auteur dans son œuvre, il semble néanmoins n’expliquer que partiellement l’origine du droit moral perpétuel.
B. Les difficultés de la conception personnaliste de la perpétuité du droit moral de l’auteur
Au-delà des acceptations théoriques du caractère perpétuel du droit moral de l’auteur, il convient de rendre compte de la réalité qui rend impossible ou presque son exercice perpétuel. Aussi la pratique du droit vient-elle fortement nuancer le fondement personnaliste du droit moral. L’écueil de la survivance de l’auteur dans son œuvre prend un sens particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer le décès de celui-ci, moment à partir duquel il devient laborieux de déterminer la volonté de l’auteur. La Cour de cassation, en 1993, souligne d’ailleurs l’inadéquation de la qualification de droit de la personnalité pour rendre compte des fondements du droit moral, car « le droit moral de l’auteur d’œuvres littéraires est seulement celui de faire respecter soit l’intégrité de ses œuvres, soit son nom et sa qualité en tant qu’auteur de celles-ci, mais qu’il est entièrement étranger à la défense des autres droits de la personnalité protégés par la loi »[xx]. Cette formule paradoxale illustre précisément l’impossibilité de faire reposer sur le droit de la personnalité l’ensemble du droit moral de l’auteur, qui nécessite d’être appuyé par d’autres fondements, comme le droit de propriété propre aux œuvres de l’esprit.
Le droit moral, tout comme la partie patrimoniale du droit d’auteur, « est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur » et son « exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires »[xxi]. En l’absence de dispositions testamentaires, l’article L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle précise, concernant le droit de divulgation, l’ordre suivant lequel les héritiers du créateur exercent ce droit après son décès. Pour sa part, le « droit de l’auteur au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre est transmissible à cause de mort à ses héritiers selon les règles ordinaires de la dévolution successorale »[xxii]. En revanche, le droit de retrait ou repentir ne peut se transmettre après la mort de l’auteur.
Si la formule de M. le Professeur Desbois, « ceux qui survivent … n’agiront jamais que dans le sens de ses intentions, en serviteurs, et non en maître souverain »[xxiii], témoigne d’une volonté de faire respecter l’auteur après sa mort, et donc l’empreinte de sa personnalité dans son œuvre, il n’en demeure pas moins que l’écoulement du temps rend cette volonté quasiment impraticable. En effet, Gérard Gavin mettait en garde contre « des désirs plus ou moins égoïstes des titulaires du droit moral post mortem »[xxiv], en particulier en l’absence de directions testamentaires, avec la possibilité toujours présente de voir le droit moral de l’auteur détourné de sa fonction originelle. C’est-à-dire le respect de la personne du créateur à travers son œuvre « dans l’identification faite de l’une à l’autre » comme l’expliquait M. le Professeur Michel Vivant. Pour Victor Hugo, « Qu’est-ce qu’un livre ? L’auteur le sait. Il l’a écrit. La société le sait, elle le lit. L’héritier ne le sait pas, cela ne le regarde pas ». L’ignorance et l’absence de réelle légitimité dans l’exercice du droit rend donc compte de la difficulté inhérente à confier un droit présumé personnel à un tiers, quand bien même il s’agirait d’un héritier. Ce dernier ne peut que respecter les pensées et volontés de l’auteur, selon ce que M. le Professeur Desbois nomme un devoir de fidélité, mais ils ne pourront se substituer au créateur.
En outre, la doctrine identifie une dissociation du lien pourtant indéfectible entre l’auteur et son œuvre à mesure que les années s’écoulent après sa mort. L’arrêt de la Cour de cassation du 24 octobre 2000, même si elle précise qu’Antonin Artaud avait « cédé à la société des Éditions Gallimard le droit d’éditer ses œuvres complètes », témoignant de « la volonté de l’auteur telle que révélée et exprimée de son vivant », la formulation « investi plus de quarante ans après la mort de l’auteur » pour rendre compte du caractère abusif de l’exercice du droit moral par l’héritier souligne l’hypothèse selon laquelle le temps passé après le décès de l’auteur aurait un rôle déterminant dans l’appréciation de l’usage d’un droit. Cela contredit le caractère perpétuel du droit moral, en ce sens qu’il n’est justement pas corrélé à la distance dans le temps à laquelle il s’exerce.
Si les légataires ne sont pas les seules personnes ayant « qualité pour ester en justice pour la défense des intérêts dont ils ont statutairement la charge », comme les « organismes de défense professionnelle régulièrement constitués »[xxv] ou le ministre chargé de la culture[xxvi], les actions menées par ces derniers sont rares, et quand bien même ils seraient recevables à agir, Milan Kundera souligne que « ceux qui transgressent les droits moraux des auteurs (…) trouveront en cas de conflit l’indulgence de l’opinion tandis que l’auteur se réclamant de ses droits moraux risquera de rester sans la sympathie du public et avec un soutien juridique plutôt gêné car même les gardiens des lois ne sont pas insensibles à l’air du temps »[xxvii].
Non dépourvue de logique, la théorie personnaliste, si elle a pu motiver les discours justifiant la perpétuité du droit moral, se trouve mise à mal par la pratique effective de ce droit après la mort de l’auteur, et ne constitue pas un fondement suffisant au caractère perpétuel du droit moral.
II. Le droit moral comme droit de propriété pour son auteur et pour la sauvegarde du patrimoine culturel dans l’intérêt général
Afin de pallier les insuffisances de la théorie personnaliste à justifier du caractère perpétuel du droit moral de l’auteur, certains auteurs se tournent vers une conception propriétariste dont jouiraient conjointement l’auteur et ses ayants-droits ainsi que le grand public.
A. Le rapprochement du droit moral au droit de propriété de l’auteur sur son œuvre
En se référant au Code de la propriété intellectuelle, au Chapitre premier relatif à la nature du droit d’auteur, l’article premier dispose que « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous » et ajoute, dans son second alinéa, que « ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial »[xxviii]. Le droit moral étant une branche du droit d’auteur, qui est lui-même « une branche du droit des biens et non du droit des personnes »[xxix], la qualification moniste du droit moral comme droit patrimonial est consacrée par la loi. Ainsi, l’article qui définit le droit moral[xxx] ne crée pas de régime autonome mais se contente d’énoncer les différents attributs du droit moral. Cependant, Nicolas Binctin évoque les difficultés de la qualification du droit moral lorsque l’auteur, donc le premier propriétaire du bien intellectuel, décède. En effet, il considère le droit moral comme l’équivalent d’une obligation propter rem que l’ayant-droit devra observer, créant ainsi un lien entre le bien, l’œuvre, et son premier propriétaire, le créateur. La charge réelle correspond selon lui le mieux aux spécificités du droit moral de l’auteur dans la mesure où le droit moral est aussi une obligation liée à une chose qui pèse sur le propriétaire de cette chose. Le propriétaire ne peut s’affranchir de l’obligation qu’en abandonnant la propriété de la chose, comme en faisant usage d’un droit de repentir ou de retrait. Ainsi, comme pour une obligation réelle, par exemple une servitude, le caractère perpétuel du droit moral de l’auteur entre donc dans le raisonnement juridique, car le nouveau propriétaire d’une chose grevée d’une servitude sera tenu de respecter cette servitude, à la manière des héritiers tenus de respecter les volontés et la mémoire du créateur décédé.
La Cour de cassation va d’ailleurs en ce sens dans un arrêt qui juge que « la personne physique ou morale à l’initiative d’une œuvre collective est investie des droits de l’auteur sur cette œuvre et, notamment, des prérogatives du droit moral »[xxxi], reliant les deux notions entre elles. Ce faisant, la Cour de cassation reconnait qu’une personne morale peut jouir d’un droit moral, qui n’est donc plus l’empreinte de la personnalité de son auteur, dans la conception romantique que lui donnait la théorie personnaliste. Ainsi, il n’y aurait pas « deux catégories de prérogatives autonomes, mais deux catégories de prérogatives composant un seul et même droit de propriété, dans une approche moniste propriétariste »[xxxii]. Comme le précise Jacques Raynard, le droit moral n’est pas un droit de la personnalité, mais « apparaît alors, techniquement, comme un accessoire du monopole d’exploitation sans lequel il n’aurait aucune raison d’être et, finalement, ne saurait exister »[xxxiii].
Enfin, la théorie propriétariste paraît être la plus à même de justifier la puissance de ce droit supposément perpétuel, dans le sens où, contrairement au droit de la personnalité, la propriété ne disparaît pas. Dans sa construction conceptuelle, le droit de propriété est non seulement un principe fondamental, mais aussi un droit absolu, comme le dispose le Code civil, « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue »[xxxiv]. Les décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ou du Conseil constitutionnel présentent une tendance constante d’extension à la propriété intellectuelle de la protection conférée au droit de propriété tel que défini à l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. La Cour de cassation a consacré le caractère perpétuel de la propriété privée, en particulier lors de son arrêt rendu en 1972 par lequel était confirmée la propriété d’un individu ayant perdu ses droits du fait de la montée des eaux sur son territoire mais dont le cordon littoral s’était reformé[xxxv]. Cet arrêt témoigne donc de la perpétuité du droit de propriété, perpétuité dont bénéficie le droit moral du fait de son caractère patrimonial.
B. Les limitations de la propriété par une mise en proportionnalité des intérêts du public
Si le droit moral doit être considéré comme une propriété privée dans le cadre de l’article 544 du Code civil, il convient néanmoins de mettre en avant les particularités de la propriété intellectuelle et donc d’élaborer une distinction avec les autres biens sur lesquels s’exerce le droit de propriété. William Dross évoque le droit moral de manière négative dans le sens où il faudrait l’entendre « comme une limitation des droits du propriétaire »[xxxvi]. Cette limitation serait duale, avec d’un côté le respect de la personne de l’auteur, comme l’explique Nicolas Binctin dans la théorie propriétariste du droit moral, et de l’autre le respect de l’intérêt général. En ce sens, « la vocation de l’œuvre d’art ne s’arrête pas à la personne même du créateur. Elle n’a de sens que par la communication, vouée elle-même à se transformer en communion, puis en abandon progressif du chef d’œuvre à la foule des hommes »[xxxvii]. Par conséquent, il n’est pas illogique de concilier la propriété de l’auteur puis de l’ayant-droit avec des restrictions sur l’usage qu’ils en feraient.
Si le droit moral doit pouvoir permettre la protection de la paternité et le respect de l’œuvre, la jurisprudence s’est attelée à en limiter la portée. Lorsqu’une écrivaine publie deux romans se voulant la suite des Misérables de Victor Hugo, l’héritier de ce dernier a saisi le tribunal « d’une demande en dommages-intérêts pour atteinte au respect dû à l’œuvre ». Néanmoins, « sous réserve du respect du droit au nom et à l’intégrité de l’œuvre adaptée, la liberté de création s’oppose à ce que l’auteur d’une telle œuvre ou ses héritiers interdisent qu’une suite lui soit donnée à l’expiration du monopole d’exploitation dont ils ont bénéficié »[xxxviii]. La Cour de cassation exige donc que « l’atteinte au droit moral » soit caractérisé pour que l’ayant-droit puisse agir sur ce terrain.
Il en va de même pour le droit de divulgation attaché au droit moral de l’auteur, qui est placé en concurrence avec l’intérêt du public de découvrir l’œuvre et donc d’enrichir le patrimoine culturel. En effet, « l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre »[xxxix], et ce dernier est protégé d’un usage abusif de ce droit par ses représentants après son décès[xl]. Il existe une présomption de volonté de divulgation de la part de l’auteur, « le droit de divulgation s’épuisant par le premier usage qu’en fait l’auteur »[xli], quand bien même une utilisation postérieure déplairait à ce dernier.
La formule de Victor Hugo, « l’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier : c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue », illustre d’ailleurs l’intégration de l’œuvre dans un plus grand ensemble, celui du patrimoine culturel du pays. Par ce procédé, l’œuvre accède à la perpétuité de la reconnaissance du droit d’auteur. L’auteur se dessaisit en quelque sorte de sa propriété, qui devient celle du public, car lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire des représentations privées, copies ou reproductions licites, des citations, des parodies, etc[xlii]. Cette présomption de la volonté de l’auteur de divulguer son œuvre et de la diffuser est portée par Pierre-Yves Gautier car « tout auteur souhaite voir assurer à son œuvre un maximum de rayonnement et donc divulguer ses œuvres posthumes »[xliii], en l’absence de testament ou de volonté publique témoignant d’un désir contraire.
L’intérêt du public, qui s’empare de l’œuvre pour la placer dans un grand ensemble qu’est le patrimoine culturel justifie lui-aussi la perpétuité du droit moral, afin de s’assurer que l’œuvre demeure inchangée et, qu’à sa rencontre, le public puisse retrouver l’empreinte de la personnalité de l’auteur.
Par conséquent, il semble que la théorie personnaliste nécessite l’ajout d’un fondement que le droit de propriété effectue afin de saisir le caractère perpétuel du droit moral de l’auteur. Loin de s’affirmer comme dissidente, cette dernière permet d’apporter des solutions aux insuffisances du droit moral perpétuel du fait de la pénétration du créateur dans son œuvre. La théorie personnaliste ne permettrait à personne d’exercer le droit moral de l’auteur postérieurement à son décès. C’est donc la théorie propriétariste qui prend en compte toutes les spécificités du droit moral de l’auteur, en particulier sa justification de perpétuité, par un droit de propriété accordé au créateur et à son ayant-droit, tout en tempérant ses effets en octroyant dans le même temps un droit au public qui est un intérêt général de conserver intact les œuvres afin de laisser au mieux la personnalité de l’auteur s’exprimer sans être altérée avec les années. La réalité de la pratique du droit moral témoigne d’une certaine réticence du juge à le considérer comme étant un droit absolu dans sa perpétuité, notamment en invoquant l’abus de droit dans le cas de refus de divulgation d’une œuvre. En outre, plus on se place longtemps après la mort de l’auteur, moins le juge n’accorde d’importance aux revendications que pourraient avoir les ayants droit afin de laisser libre cours à la diffusion des œuvres. En revanche, la perpétuité du droit moral en tant que propriété n’est pas nuancée, elle évolue seulement pour devenir propriété publique. Pour citer une fois de plus Victor Hugo, dont l’inspiration a modifié la perception du droit d’auteur et donc du droit moral, il estimait que « si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. »[xliv]
[i] Lettre à Louise Colet, 21 mai 1853.
[ii] Frédéric Pollaud-Dullan, op. cit., n°549.
[iii] Savatier, Le droit de l’art et des lettres, p. 18.
[iv] Art. L.121-2 du Code de la propriété intellectuelle.
[v] Art. L. 121-1 et L. 121-5 du Code de la propriété intellectuelle.
[vi] Art. L. 113-1 du Code de la propriété intellectuelle.
[vii] Art. L. 121-4 du Code de la propriété intellectuelle.
[viii] Sandra Travers de Faultrier, La parole professorale, Thèse, Montpellier, 2007, n°97.
[ix] Michel Vivant, Le Droit moral sous un regard français, Les Cahiers de propriété intellectuelle, 2013, p. 369.
[x] Hélène Raizon, La Contractualisation du Droit Moral de l’Auteur, Thèse, Aix-Marseille, 2014, n°537.
[xi] L’art et le droit, 1911, pp. 97-111, spéc. P. 102.
[xii] Art. 9 du Code civil.
[xiii] Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 14 décembre 1999, 97-15.756, Publié au bulletin.
[xiv] John Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Les classiques des sciences sociales, p. 41.
[xv] Joseph Lakanal, Rapport de Lakanal, Convention nationale, Séance du vendredi 19 juillet 1793.
[xvi] Trib. Corr. Seine, 5 janv. 1850, aff. Clesinger et Lanoville c/ Govin et Consorts (D., 1850, III, 12-14).
[xvii] Cass. civ., 21 aout 1867, ibid., 1867, 1, 369.
[xviii] Cass. civ., 25 juin 1902.
[xix] Trib. civ. Seine, 6 avril 1949, Pierre Blanchar et autres c/ Sté Ets Gaumont.
[xx] Cass. civ. 1ère, 10 mars 1993, 91-15.915, Inédit.
[xxi] Art. L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.
[xxii] Cass. civ. 1ère, 11 janvier 1989, 87-11.978, Inédit.
[xxiii] Gérard Gavin, Le Droit moral de l’auteur dans la jurisprudence et la législation françaises, Dalloz, 1960, p. 119.
[xxiv] Gérard Gavin, Le Droit moral de l’auteur dans la jurisprudence et la législation françaises, Dalloz, 1960, p. 121.
[xxv] Art. L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle.
[xxvi] Art. L. 121-3 du Code de la propriété intellectuelle.
[xxvii] M. Kundera, « Les testaments trahis », Gallimard 1993 p.317.
[xxviii] Art. L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle.
[xxix] Nicolas Binctin, Le droit moral en France, Les Cahiers de propriété intellectuelle, p. 311.
[xxx] Art. L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.
[xxxi] Cass, civ. 1ère , 22 mars 2012, 11-10.132, Publié au bulletin.
[xxxii] Nicolas Binctin, Le droit moral en France, Les Cahiers de propriété intellectuelle, p. 312.
[xxxiii] Caron Christophe, « Droit moral et multimédia », LEGICOM, 1995/2 (N° 8), p. 44-53. DOI : 10.3917/legi.008.0044. URL : https://www.cairn.info/revue-legicom-1995-2-page-44.htm, J. Raynard, Note sous Cass. Civ. 1ère, 10 mars 1993, JCP G 1993, II 22161.
[xxxiv] Art. 544 du Code civil.
[xxxv] Cass., Ass. plén., du 23 juin 1972, 70-12.960, Publié au bulletin.
[xxxvi] William Dross, Droit civil – Les choses, Paris, LGDJ 2012, n) 460-3.
[xxxvii] René Savatier, Le droit de l’art et des lettres, p. 19.
[xxxviii] Cass., civ. 1ère, 30 janvier 2007, 04-15.543, Publié au bulletin.
[xxxix] Art. L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle.
[xl] Art. L. 121-3 du Code de la propriété intellectuelle.
[xli] Cass. civ. 1ère, 11 décembre 2013, 11-22.031 11-22.522, Publié au bulletin.
[xlii] Art. L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle.
[xliii] Pierre-Yves Gautier, Propriété littéraire et artistique : PUF, 3e éd., 1999, n° 235.
[xliv] Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878.