La propriété de soi, concept incontournable du XXIe siècle

Par Gaspard Koenig, philosophe

La question de la propriété de soi nous est posée aujourd’hui par deux principaux sujets apparus dans le débat public. Le premier est celui de la propriété des données : je plaide pour une propriété privée sur ses données personnelles, ce qui permettrait de récupérer une partie de la valeur générée par les grandes plateformes numériques. Or, dans la mesure où la CNIL considère les données personnelles comme une émanation de soi et comme le soi doit être indisponible, les choses semblent compromises. Le second est bien sûr celui de la GPA. Nous avons publié un rapport prônant la libéralisation et la régulation de la GPA. La question est au fond de savoir jusqu’où ai-je la possibilité de disposer de moi-même et au nom de quoi pourrait-on m’interdire des pratiques qui ne nuisent pas à autrui ?

A la fois sur la question des biotechnologies et sur celle des données personnelles, qui seront au cœur du siècle qui vient, ressurgit l’idée de propriété de soi, idée théoriquement débattue depuis longtemps mais qui finalement n’avait jusqu’alors pas grande urgence pratique. Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault, évoque la conversio at se pour décrire le système stoïcien soit comment par des exercices de méditation, par des pratiques de pauvreté volontaire, par le contrôle des représentations qui arrivent à mon esprit, je prends la maîtrise de moi-même. Il écrit ainsi que chez les stoïciens, « ce rapport à soi est pensé sur le modèle juridique de la possession. On est à soi, on ne relève que de soi-même, on exerce sur soi un pouvoir que rien ne tempère ni ne menace ». Pourquoi alors associer la souveraineté de soi sur soi à la question de la possession et de la propriété juridique comme le fait Foucault ? Aujourd’hui en droit, le corps n’est pas patrimonial et la personne humaine est indisponible, pas seulement en France mais aussi aux Etats-Unis par exemple.

Une jurisprudence Moore v. Regents of the University of California est particulièrement éclairante : à la fin des années 70, l’américain John Moore est victime d’une leucémie, il a été opéré à l’hôpital de la University of California. Le chirurgien a remarqué que ses cellules sanguines produisaient une protéine relativement rare stimulant les globules blancs, lui a prélevé du sang lors des diverses opérations et en a fait un brevet qu’il a ensuite vendu à des industries pharmaceutiques pour 300.000 dollars. Quand John Moore s’est aperçu après avoir survécu à ces opérations que ses cellules avaient générés un tel profit, il a voulu réclamer ce qu’il estimait être son dû. Après 8 ans de procédure, la Cour d’appel de Californie estime en appel que John Moore n’avait pas la propriété de ses cellules car ses cellules n’étaient pas uniques ou à son image. Puis surtout naturellement, la Cour doit soulever l’objection morale de la confusion du sacré et du profane : l’humain n’est pas une chose et ne peut pas être vendu alors même que le travail des médecins sur ces cellules peut lui être rémunéré au nom de la valeur ajoutée produite par le travail.

Cette jurisprudence pose la question des limites de la personne. En quoi les cellules sont-elles différentes de ma personne ? Pourquoi ne pourrait-on pas tirer profit d’une matière première et pourquoi peut-on réduire le marché au nom de valeurs transcendantes et qui les décide ? Il me semble que le principe de non-propriété de soi nous vient des grands monothéistes : ça a été très clairement posé par Saint-Paul dans sa Première épître aux Corinthiens, chapitre VI. Saint Paul entreprend le périlleux exercice de justifier l’interdiction morale de la prostitution et il explique que le corps n’est pas pour l’impudicité, le corps est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps. En me prostituant, ce serait donc la personne-même du Christ que je mêlerai avec des substances impures. Il écrit « vous n’êtes plus à vous-mêmes car vous avez été racheté à prix. Glorifier donc Dieu dans votre corps », comme si au fond, le corps d’avant le péché originel, les corps d’Adam et Eve n’étaient pas encore appropriés par Dieu et comme si le péché nous avait exproprié de notre propre corps. Ce que Pie XII dira de manière plus explicite dans son allocution à un congrès des médecins à Rome en 1954 : Pie XII se demande alors si les infirmiers volontaires pour subir des expériences médicales peuvent y être autorisées ? Si c’était au nom de la solidarité, c’est bien sûr un devoir chrétien que celui d’aider son prochain. Mais selon Pie XII, en prêtant leur corps à des expérimentations médicales, ces infirmiers décident de quelque chose qui ne les appartient pas et vous n’avez pas le droit, en terme de droit de propriété, de prendre des décisions sur quelque chose qui n’est pas le vôtre car « l’homme n’est que l’usufruitier et non le possesseur indépendant et propriétaire de son corps, de sa vie et de ce que le Créateur lui a donné ».

Or, on nous a appris il n’y a un peu plus d’un siècle que Dieu était mort et si Dieu est mort, peut-être l’homme a-t-il recouvré la propriété de son corps ? Pour moi, l’idée de Dieu a été aujourd’hui remplacée par l’idée de dignité humaine : la dignité, c’est le sacré sans dieux. Il est d’ailleurs intéressant de relire à cette aune l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge. Dans cette affaire, une commune avait interdit la pratique du lancer de nain dans des salles privées. Le Conseil d’État a jugé que de même qu’on pouvait protéger les gens contre eux-mêmes s’agissant de la ceinture de sécurité, on peut aussi les protéger contre eux-mêmes concernant la protection de leur propre dignité. Il rajoute qu’on ne peut consentir à sa propre dégradation. Or le Conseil d’État ne définit cette dignité qu’en déclarant que le nain devient un objet entre les mains des autres. C’est donc le fait d’être objectivable, patrimonialisé quelque part, qui explique l’interdit. En ce sens, le Conseil d’Etat est le digne héritier de Saint-Paul et les juges ont remplacé les saints.

Faisons maintenant l’hypothèse de la propriété de soi et confrontons le tabou ultime, celui de l’indisponibilité du sujet. L’un des premiers philosophes à avoir posé cette notion, contre d’ailleurs l’Église à l’époque, est John Locke dans le Second traité du gouvernement civil. Quand il parle de propriété, il affirme qu’il ne peut y avoir de sentiment de propriété sur les choses qui nous sont extérieures que parce que nous mixons notre propre corps et le travail qui émane de notre corps à la nature, et que nous avons une propriété sur ce corps : « every individual man has a property in his own person. This is something that nobody has any right to but himself ». Immédiatement, la propriété de soi est définie comme un pouvoir exclusif : c’est bien car je ne suis pas la propriété de Dieu que je suis la propriété de moi-même. Et aujourd’hui, des professeurs de droit, notamment Meir Dan-Cohen, essaient de renouveler ce lien entre self-ownership et ownership. De manière assez phénoménologique, on considère qu’au fond dans les objets que nous possédons se reflète une partie de nous-mêmes et c’est parce que se reflète une partie de nous-même que nous pouvons les posséder au sens sentimental du terme.

On voit ici le lien qu’entretient la question de la propriété de soi avec la question métaphysique et traditionnelle de l’âme et du corps. Au fond, quand vous êtes dans un état d’indisponibilité, le corps est comme un objet dont l’âme sujet serait propriétaire. A l’inverse, dans un paradigme de patrimonialité, le soi et la conscience de soi se constituent de manière beaucoup plus dynamique dans un rapport au monde. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise si le même Locke a fait la théorie des idées acquises contre l’inédisme de l’époque. C’est ainsi que la propriété de soi peut fonder la propriété du corps qui fonde elle-même la propriété des biens. Politiquement, cela donne un fondement à l’égalité des droits dans un monde où le jusnaturalisme est largement rendu obsolète. Sans surprise d’ailleurs, la notion de propriété de soi a été liée à celle d’égalité des droits dès son origine : c’est parce que je suis propriétaire de moi-même que je peux m’ouvrir moi-même à des échanges intersubjectifs. Politiquement toujours, cela a donné pas mal de choses dans toutes sortes de directions, des marxistes comme J. Cohen se revendiquent de la self-ownership quand les libertariens des années 1970 en ont fait le présupposé de tout leur système théorique.

L’objection évidente de la vente de soi peut être ici débattue : si je me possède moi-même je pourrai abandonner la propriété de moi, c’est la question du contrat d’esclavage par exemple. On peut donner ici la réponse classique de John Stuart Mill selon laquelle on ne peut se vendre en esclave, on ne peut pas abdiquer son libre arbitre car au moment-même où on l’a dit on perd le pouvoir de l’abdiquer et on est au fond dans une contradiction logique. Ainsi, la propriété de soi permet aussi de penser l’inaliénabilité de la propriété de soi : on ne peut pas me priver de la possession de moi-même et c’est pourquoi la propriété de soi a été utilisée par les abolitionnistes contre l’esclavagisme tout au long du 19ème siècle. Si je me possède moi-même alors un autre ne peut pas me posséder. La propriété de soi reste donc inaliénable quand bien-même son substrat pourrait lui faire l’objet d’un contrat.

Au-delà des aspects légaux et politiques, il paraît important de développer les aspects moraux, sociologiques de la propriété de soi. Il y a ici toute une morale fondée sur une appropriation de soi-même : contrôle du corps, de l’existence, de l’esprit, de la vie qui d’ailleurs valorise le fait de pouvoir supprimer sa propre vie. Chez les stoïciens, le suicide est la plus noble manière d’en finir avec la vie. Peut-être pourrait-on lier cela avec les développements sociologiques contemporains avec l’appropriation du corps personnalisé à l’extrême : tatoué, sexualité fluide, définie par soi-même comme si chacun voulait s’inventer soi-même pour être son propre petit dieu faisant fi des données biologiques pour se réinventer et se réapproprier seul.

On voit que ce débat théorique devient extrêmement pressant à l’heure des data et des biotechnologies. La question de savoir à qui appartient tout cela et à quel degré et selon quel droit devient urgente. Aujourd’hui les data sont appropriées par des plateformes qui les monétisent, les revendent et ne nous permettent pas d’en contrôler l’usage. Or c’est la propriété qui donne un substrat matériel à nos droits. L’idée du revenu universel permet en ce sens de donner un substrat matériel au capital qu’on est à soi-même. S’agissant des biotechnologies, il existe aujourd’hui une contradiction intenable s’agissant de la brevetabilité du vivant et du principe de non-commercialisation du corps. Sur ce point aussi nous devrons bientôt trancher le nœud gordien.

Enfin, à l’ère du dataïsme, tant nous sommes éparpillés nous-mêmes sur les réseaux, tant nous y abandonnons notre identité, notre subjectivité, que nous ne sommes plus qu’un flux, la propriété de soi pourrait nous donner les moyens de retrouver la maîtrise de nous-même et d’échapper à la tyrannie du réseau.

Propos recueillis à l’occasion du Colloque organisé le 25 octobre 2018 à l’Université Panthéon-Assas sur le thème : « Pensez la gestation pour autrui ».