Mise en perspective de l’avis du Comité des droits de l’Homme de l’ONU relatif à l’Affaire Baby-Loup

Retour sur les enjeux juridiques d’un licenciement controversé et mise en perspective d’un avis plus politique que juridique.

Charles-Hugo Lerebour est étudiant en M2 Droit public économique à l’Ecole de Droit de Sciences Po

Le Comité des droits de l’Homme des Nations-Unies a rendu le 10 août 2018 un avis constatant une « discrimination en raison des convictions religieuses » à propos de la confirmation du licenciement, par la justice française, de la salariée de la crèche Baby-Loup qui souhaitait porter un voile à l’intérieur de l’établissement. Cet avis, bien que sans valeur contraignante, a relancé un débat houleux tant sur le plan politique que juridique. Il va sans dire que tous les ingrédients nécessaires à l’exaltation des passions françaises étaient réunis : droits individuels, religion, soupçon de discrimination, manœuvres politiciennes à l’échelon local… Pour les polémistes, éditorialistes et professionnels de l’indignation, il s’agissait d’un menu de choix : fromage, dessert, café, pousse-café, cigare. Les juristes aussi n’étaient pas en reste puisque l’ambivalence de la notion de laïcité ainsi que les doutes qui subsistaient concernant son champ d’application devaient alors conduire le juge judiciaire à déterminer si une structure privée assurant une mission d’accueil des enfants pouvait se prévaloir des principes de laïcité et de neutralité contenus dans son règlement intérieur afin de licencier une salariée se présentant sur son lieu de travail voilée.

Tout commence par un licenciement pour faute grave d’une salariée d’une crèche associative ayant refusé d’accéder aux demandes de son employeur de s’abstenir de porter un voile islamique. Après s’être présentée vêtue d’un voile islamique sur son lieu de travail et avoir refusé de changer sa tenue, Mme Fatima Afif a été licenciée pour faute grave le 19 décembre 2008 en raison de son insubordination et de la violation des obligations du règlement intérieur imposant les principes de laïcité et de neutralité au personnel de la crèche. S’estimant victime d’une discrimination au regard de ses convictions religieuses, la salariée a saisi la juridiction prud’homale en nullité de son licenciement. La salariée est d’abord déboutée par le conseil des prud’hommes de Mantes-la-Jolie le 13 décembre 2010 puis par la cour d’appel de Versailles en octobre 2011. Cependant, par un arrêt du 19 mars 2013, la Cour de cassation censure la décision de la cour d’appel en jugeant que « le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public » et renvoie les parties devant la cour d’appel de Paris. Néanmoins, après un arrêt confirmatif de la cour d’appel de renvoi de Paris du 27 novembre 2013, la Cour de cassation rejette, le 25 juin 2014, le pourvoi formé par la salariée. Le licenciement est finalement considéré comme régulier.

La crèche Baby-Loup, structure privée exerçant une mission d’intérêt général, pouvait restreindre la liberté d’expression religieuse de ses salariés à la condition de respecter les dispositions du code du travail applicables en la matière.

L’application du principe de laïcité et son corollaire, le principe de neutralité, est limitée à l’ensemble des services publics, y compris ceux exercés par une personne privée. Le devoir de neutralité s’imposant à tout agent collaborant à un service public est posé depuis plus d’un demi-siècle par la jurisprudence administrative[1]. Dans ce cas, les dispositions du code du travail relatives aux conditions dans lesquelles les libertés d’expression religieuses peuvent être restreintes en entreprise sont inapplicables[2]. A contrario, l’expression de la liberté religieuse des salariés des entreprises privées n’assurant pas l’exécution d’un service public est régie par la combinaison des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail. Il résulte de ces dispositions que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses, qui peuvent uniquement être imposées par le règlement intérieur de l’entreprise, doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir par les salariés et doivent être proportionnées au but recherché. Par exemple, ces dispositions peuvent s’appliquer aux salariés des personnes privées qui exercent une mission d’intérêt général. A l’aune de ces dispositions, le juge se devait donc d’apprécier si (i) l’association Baby-Loup assurait une mission de service public et, au cas contraire, (ii) si les dispositions du règlement intérieur en cause étaient conformes aux exigences des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail.

En confirmant le licenciement pour faute grave de la salariée, « justifié par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées (…) rendant impossible la poursuite du contrat de travail », s’est donc fondée sur les dispositions du code du travail encadrant les possibilités de limitation de la liberté de manifestation religieuse des salariés dans les entreprises privées ne gérant pas de service public. La Cour a considéré que la crèche Baby-Loup n’était pas un service public en l’absence de contrôle caractérisé de la collectivité sur son activité, et avait rappelé que le principe de laïcité n’était pas applicable aux employés des organismes chargés d’une mission d’intérêt général. Elle a estimé que la restriction prévue dans le règlement intérieur de la crèche ne présentait pas un caractère général, était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché. Toutefois, cette appréciation in concreto des conditions de fonctionnement de la crèche, le rejet de la qualification donnée par la cour d’appel d’entreprise de conviction[3]et le fait d’avoir éludé du contentieux le principe de laïcité, exclu la possibilité de donner à cet arrêt une portée générale.

Malgré la constatation par le Comité des droits de l’Homme de l’ONU d’une atteinte à la liberté de religion, le raisonnement tenu par la Cour de cassation est en réalité conforme aux exigences de la jurisprudence des cours suprêmes européennes

Dans ses conclusions, le Comité a constaté que le licenciement constituait une « discrimination en raison des convictions religieuses »[4]. Il a également noté que l’interdiction qui a été faite à la salariée de porter son foulard sur son lieu de travail était « une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de manifester sa religion » et que le licenciement basé sur ce règlement intérieur constituait « une discrimination inter-sectionnelle basée sur le genre et la religion, en violation de l’article 26 du pacte ». Faute d’être une juridiction et de disposer d’un pouvoir de contrainte sur les États, le Comité s’est alors limité à « inviter » la France à indemniser la salariée licenciée et à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir des violations similaires à l’avenir. Cet avis du Comité des droits de l’homme a été considéré par une partie de la doctrine comme le reflet d’une « conception idéologique de la liberté religieuse » qui ignorait les décisions des Cours européennes[5].

En effet, depuis l’affaire Dogru c. France[6] relative au port des signes religieux à l’école, la Cour EDH a eu l’occasion d’expliciter le concept de laïcité à la française en ce qu’il implique, à la fois, la reconnaissance du pluralisme religieux et la neutralité de l’État à l’égard des cultes. Dans une autre affaire, Ebrahimian c. France, la Cour a ainsi précisé que ce principe, qui découlait « d’une longue tradition » et était « fondateur de l’État français », pouvait faire l’objet d’une « mise en œuvre stricte »[7]. La Cour EDH laisse depuis à la France une « ample marge d’appréciation » dans son application du principe de laïcité. La Cour de justice de l’Union européenne a, quant à elle, jugé dans un arrêt du 14 mars 2017[8] que l’interdiction dans le règlement intérieur d’une entreprise privée, du port de tout signe visible de convictions religieuses n’était pas constitutif d’une discrimination indirecte, « si elle [était] objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la mise en œuvre, (…) d’une politique de neutralité à l’égard de ses clients, et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires ». Cet état de la jurisprudence n’était bien évidemment pas inconnu des conseils de la plaignante, qui lui ont conseillé de renoncer à saisir la Cour EDH pour préférer un recours devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU.

Ce qui n’était qu’un litige du droit du travail est devenu un véritable symbole national. On eût cru voir l’ilot républicain que constituait cette crèche « assiégé » et nos valeurs, encore une fois, défiées. Il est pourtant regrettable que les nombreuses figures philosophico-politiques aient livré des analyses trop souvent déconnectées de ce qui était réellement en jeu au sein des prétoires. Un tourbillon médiatique qui trancha avec la méthode du procureur général, qui se bornera à faire appel, dans son intervention, « au droit, et rien qu’au droit ». Un rappel salvateur à ceux qui oublient parfois que, contrairement à l’ivresse que procure le lyrisme politique, la justice n’est que « la vertu humble, ingrate et amère, la vertu sans gloire comme sans volupté », vertu que Victor Cherbuliez savait pourtant indispensable à toute société.

 

[1] CE, 8 décembre 1948, Dlle Pasteau ; CE, 3 mai 1950, Dlle Jamet

[2] Cass., soc., 19 mars 2013, n°12‑11.690

[3] Une entreprise de conviction, notion dégagée par la jurisprudence, présente une activité dont l’objet essentiel est la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une philosophie

[4] Avis du 10 août 2018 du Comité des droits de l’Homme des Nations-unies

[5] http://blog.leclubdesjuristes.com/affaire-baby-loup-quelle-est-la-portee-de-lavis-du-comite-des-droits-de-lhomme-de-lonu/

[6] CEDH, 4 décembre 2008, Dogru c. France

[7] CEDH, 26 février 2016, Ebrahimian c. France

[8] CJUE, 14 mars 2017, C-188/15, Association de défense des droits de l’homme c. Micropole SA p.33