Entretien avec Judith Malka sur le métier de Legal Counsel d’un fonds de Venture Capital
Entretien réalisé avec Judith Malka, Legal Counsel d’Alven, par Quentin Pichon et Eloy Genest, étudiants au sein du Master 2 Entreprises, Marchés, Régulations de l’Ecole de Droit de Sciences Po
Tu occupes aujourd’hui le poste de « legal counsel » du fonds de Venture Capital Alven. Avant d’aborder ton parcours, pourrais-tu tout d’abord nous présenter rapidement ce fonds d’investissement ?
Alven est un fonds de venture capital qui investit dans des start-up en forte croissance. Il existe depuis 17 ans grâce à l’initiative de deux partners, Guillaume Aubin et Charles Letourneur. Ce sont d’anciens banquiers d’affaires qui, pendant la bulle internet, ont senti qu’il y avait quelque chose à faire dans l’industrie du venture et ont donc monté ce fonds. Désormais, Alven en est au cinquième fonds émis, auquel s’ajoute un « opportuny fund » – qui est une forme de fonds atypique sur le marché français – levé cette année. Le dernier fonds levé en 2016 représente 250 millions d’euros. Enfin, la spécialité d’Alven est d’investir dans des boîtes Tech en B to B et en B to C.
Depuis l’année dernière, les équipes d’investissement et support se sont étoffées grâce à l’embauche d’une analyste, en charge principalement de la partie qualification du deal, ainsi que de personnes en marketing, ressources humaines et moi-même en juridique.
Peux-tu nous dire ce que tu faisais avant et quel a été ton parcours ?
Avant de rejoindre Alven j’ai été avocate pendant 4 ans dans un cabinet d’avocats américain qui s’appelle Dechert où je faisais du Private Equity et du M&A. C’était globalement assez proche de ce que je fais actuellement chez Alven avec la dimension conseil industriel en moins. Pour ce qui est de mon parcours, j’ai fait cinq ans à Assas avec un Master 2 en droit des affaires et fiscalité, j’ai saisi la passerelle qu’offre ce master pour étudier à l’ESSEC en parallèle de mes deux ans à l’EFB.
Tu as rejoint Alven en décembre 2017. Qu’est-ce qui t’as séduit chez eux ?
Le poste de juriste en fonds m’intéressait, mais c’est une offre très rare sur le marché. Cependant, ce type de poste commence à se démocratiser avec une accélération cette année car les marchés du PE et du VC croissent considérablement avec des levées de fonds régulières. En conséquence, les fonds s’arment d’une branche juridique. De plus, c’était une très belle offre car c’était une création de poste qui me permet d’avoir une indépendance totale dans ma fonction. Enfin, Alven est le meilleur fonds de venture de Paris (rires).
Ce qui nous amène à notre prochaine question : pour quelles raisons Alven a-t-il créé ce poste de « legal counsel » que tu occupes ?
Alven commence à avoir une taille significative et les partners souhaitent continuer à être de plus en plus performants alors qu’ils sont de plus en plus sollicités. Ils ont constaté qu’ils avaient peu de valeur ajoutée à apporter sur la gestion de la négociation des conditions d’investissement et de sortie des fonds Alven. Ils préfèrent se concentrer sur la création de la valeur en accompagnant les start-ups une fois qu’elles sont entrées dans le portefeuille du fonds (et donc que l’investissement a été réalisé).
Ils voulaient donc se concentrer sur leur rôle premier, à plus forte valeur ajoutée, qui est de trouver des entreprises où investir et ensuite les conseiller via leur position d’administrateur. La création du poste de « legal counsel » est une façon de mettre quelqu’un à leur place avec plus de valeur ajoutée et représentant un gain de temps pour réaliser ces missions de négociation des conditions d’entrée et de sortie.
Concrètement, ça signifie qu’une fois que la décision d’investir dans une société a été prise en comité d’investissement, il faut rédiger un term-sheet d’investissement comprenant les conditions générales du deal. A partir du moment où le term-sheet est signé, je gère toute la suite du deal : management des avocats, relecture de toute la documentation, négociation s’il faut encore négocier et jusqu’à la réalisation de l’ordre de virement.
Pour la sortie c’est pareil, je travaille en équipe avec l’investisseur qui a accompagné la start-up. Lorsqu’un processus de sortie est enclenché, j’interviens dans ce process très en amont, bien avant l’implication d’avocats sur le dossier.
La force d’Alven est qu’on arrive à vendre à des internationaux. Par exemple cette année deux sorties importantes ont été réalisées : la sortie de Sézane par la vente de notre participation à General Atlantic – le plus gros fonds du Royaume-Uni – et de PeopleDoc à un très gros industriel américain.
Pourrais-tu nous présenter les différences que tu vois au quotidien entre ce que tu fais désormais par rapport à ton précédent métier d’avocat au sein du cabinet Dechert, notamment en ce qui concerne ce que tu disais sur le conseil industriel ?
Il y a d’abord une différence dans l’approche du travail. En fonds, je suis forcée de prendre de la hauteur car je ne m’occupe pas de la rédaction des clauses ; j’appréhende le deal de manière globale et je regarde s’il semble bien fonctionner. Je ne me concentre pas sur le détail de la documentation, j’interviens plus en amont pour faire ressortir les points importants pour protéger Alven. Cette différence d’approche est assez déroutante au départ et ce n’est pas toujours évident de prendre cette hauteur de perspective.
Le champ de compétence est également différent, car en fonds, j’ai une grosse dimension business que je n’avais pas en cabinet. En revanche, j’ai des compétences juridiques en moins par rapport à quand j’étais avocate qui parfois me manquent et qu’on développe quand on est avocat car on travaille sur une plus grosse diversité de deals.
Dans votre stratégie d’investissement, sur quels secteurs vous concentrez-vous ? Est-ce que ces secteurs soulèvent des problématiques juridiques spécifiques et si oui, lesquelles et comment les gères-tu ?
Il n’y de problématiques juridiques spécifiques, mais des problématiques business spécifiques. En revanche, ce qui soulève des problématiques juridiques bien particulières, et c’est ce qui fait la spécificité d’Alven, c’est qu’on investit beaucoup aux Etats-Unis car les boites de Tech sont fréquemment situées là-bas. En conséquence, il faut négocier une autre documentation ; réfléchir à des questions qu’on ne se pose pas ici comme celles sur la régulation des investissements étrangers, qui vient de changer aux Etats-Unis. Par exemple, pour un investissement récent, il y avait une question sur l’obligation ou non de faire une notification anti-trust. Pour un investissement VC, c’est complètement fou !
En fait, lorsque l’investissement est très Tech, en plus de la due diligence classique juridique et financière on fait appel à un expert pour réaliser une due diligence tech qui vise à s’assurer que la technologie est bonne.
Le label européen EuVECA (règlement n° 345/2013, modifié depuis le 1er mars 2018) prévoit une réglementation simplifiée pour les fonds de VC afin de promouvoir le financement des sociétés non-cotées. Il permet la commercialisation au sein de l’UE des fonds VC sans nécessiter un agrément dans le cadre de la directive AIFM. Ce label a-t-il eu un intérêt réel pour vous ? En a-t-il eu un lors de la commercialisation de votre fonds Alven qui vous a permis de lever 250 millions en seulement 7 mois ?
Très bonne question… Nous sommes le seul fonds français à avoir le label EuVECA. On l’a sur le fonds Alven V de 250 millions et sur l’opportunity fund qu’on a levé en 2018. C’était plus simple pour nous pour des questions de process d’avoir ce label plutôt que d’être soumis à la réglementation AIFM sur les fonds d’investissement alternatifs. Nous avons d’ailleurs obtenu très facilement ce label auprès de l’AMF.
Ce label nous a été utile pour aller plus vite dans notre levée de fonds au niveau de l’Union Européenne, s’il n’existait pas nous aurions dû demander un agrément dans le cadre d’AIFM qui aurait été plus lourd à obtenir ; le seul intérêt pour nous était sa rapidité et sa simplicité d’obtention.
En septembre, Alven figurait parmi les trois investisseurs, aux côtés de Valar et de la Banque européenne d’investissement, ayant participé à la levée de fonds de 20 millions d’euros de la néo-banque Qonto. A l’aune de cet exemple, peux-tu nous dire quel est ton rôle dans ce genre de dossier en tant que general counsel d’Alven ?
Qonto est un cas particulier car c’était un réinvestissement pour Alven et pour Valar. On est donc reparti de notre pacte d’actionnaires existant. Mon rôle a été d’intervenir sur le nouveau term-sheet et le nouveau pacte.
Lorsqu’une décision d’investissement est prise, le term-sheet est rédigé ; il donne toutes les conditions principales de la transaction comme le montant de l’investissement et la part de détention. Sont ensuite déterminées les conditions de la gouvernance : la place au comité consultatif, les droits en qualité de membre dudit comité, notamment les droits de veto.
Enfin les droits sur le capital de la société sont négociés : droit de préemption, droit de sortie forcée, droit de sortie conjointe, clause de liquidité et surtout la clause de liquidation préférentielle qui constitue pour nous, en VC, le nerf de la guerre. C’est elle qui nous garantit de toucher en priorité un certain prix en cas de vente à la baisse de la société. C’est une clause particulièrement technique qui est très négociée dans la term-sheet. Dans le cadre de la mise en œuvre de cette dernière clause, le principe général est très simple : dernier entré, premier sorti. Le dernier entré est celui qui a payé le plus cher et qui s’expose au plus grand risque, il mérite donc de récupérer son argent en premier.
Une fois le term-sheet signé, on mandate un cabinet d’avocats pour nous accompagner sur le deal et rédiger un pacte d’actionnaires.
On dit que la spécificité des fonds de PE et de VC est que s’ils se marient à la cible par leur prise de participation, ils doivent en même temps préparer leur divorce futur. Comment cela est-il prévu contractuellement ?
Cela est prévu par une clause de liquidité qui dispose que le fonds a un horizon de liquidité à environ 5 ans. Cette clause implique donc que la société fera ses meilleurs efforts, une fois ce terme échu, pour mandater une banque d’affaires afin de trouver un projet de cession à 100% de la société ou pour mettre en œuvre un process d’IPO.
Cette clause est difficile à mettre en pratique parce que, qu’elle soit rédigée comme une obligation de moyen, de moyen renforcée, ou de résultat, le fait est qu’il est impossible de vendre une société si ses fondateurs ne souhaitent pas la vendre ! Par ailleurs, le prix de cession n’est optimal que si la cession porte sur 100% des titres. Parfois Alven trouve un autre fonds pour prendre sa place mais c’est plus rare.
Malgré cette clause, la place centrale du fondateur dans la société lui donne une importante influence sur tout projet de vente car l’entreprise n’a en général de valeur que si (i) elle est cédée avec son fondateur, ou (ii) le fondateur est convaincu et convainc à son tour l’acheteur que la vente de ses titres est une bonne chose. De plus, les fondateurs, s’ils ne vendent pas tous leurs titres ou s’ils restent une fois la cession à 100% réalisée, salariés de cette société, sont légitimes à donner leur opinion sur le futur acheteur. Enfin, les investisseurs intéressés par les titres d’Alven rencontreront les fondateurs et le deal se fera uniquement si un bon contact a été établi, les fondateurs peuvent donc facilement écarter un potentiel nouveau entrant.
Plus généralement, en tant qu’unique experte juridique du fonds, tu es probablement sollicitée sur des problèmes juridiques variés. Peux-tu nous raconter les problèmes juridiques qui sortent de ta zone de confort auxquels tu as été confrontée ?
J’ai énormément de questions de droit social qui remontent à moi, bien que je ne sois pas experte dans ce domaine. C’est intéressant car j’apprends quotidiennement. Il y a des questions de gestion quotidienne, sur du télétravail par exemple, pour lesquelles je ne suis pas toujours compétente pour répondre. Des questions sur lesquelles je suis plus à l’aise me sont également posées. Elles portent par exemple sur les packages de sortie d’un fondateur, les modalités de sa révocation : est-ce qu’elle doit se faire par un licenciement ou une rupture.
Par ailleurs, je traite des sujets qui sont propres à Alven. Par exemple j’ai mis en place le RGPD au sein d’Alven. Il y a aussi les aspects réglementaires du fonds qui sont intéressants comme le KYC, les règles anti-blanchiment, etc.
Une problématique à laquelle on réfléchit en ce moment porte sur l’assistance juridique aux sociétés qu’on accompagne. Il faut faire attention au risque de requalification en gérant de fait pour un investissement en VC. On est donc limité dans l’aide qu’on peut apporter : on peut fournir des conseils ponctuels mais on ne s’immisce jamais dans la gestion de fait. On met à la disposition des sociétés qu’on a en portefeuille des modèles de documents juridiques qu’ils peuvent utiliser, mais sans aller beaucoup plus loin dans l’assistance.
Tu fais aussi appel à des cabinets d’avocats pour t’assister dans le cadre de ton travail. Ça doit être étrange d’être passée de l’autre côté de la barrière et d’être installée dans la position de client. Sur quels aspects juridiques as-tu besoin de contacter des avocats et quelle est leur plus-value ?
Sur chaque transaction j’ai besoin d’avocats. Leur plus-value est essentielle car ils gèrent le deal plus que moi qui occupe davantage un rôle de supervision qui consiste à gérer l’orientation du deal. Ce sont les avocats qui produisent car les cabinets ont des équipes disponibles alors que de mon côté je suis seule. Ils rédigent notamment le pacte d’actionnaire (dans le cadre d’une opération d’investissement), et le SPA (dans le cadre d’une opération de sortie), et m’assistent également lors des négociations.
De même, lorsque l’on procède à une levée de fonds, comme ça été le cas pour Alven V et l’opportunity fund, les avocats s’occupent de la partie réglementaire et négocient avec les co-investisseurs. Pour un fonds, le règlement équivaut aux statuts d’une société. Ce règlement est négocié âprement. En plus du règlement, les investisseurs peuvent demander à avoir des side letters où ils demandent des droits particuliers qui vont au-delà du règlement. De plus, il y a une clause très classique dans le monde des fonds, qui est la clause de la nation la plus privilégiée. Si un droit particulier et avantageux a été donné, dans une side letter, à un investisseur, il est ensuite obligatoire de proposer le même droit aux autres investisseurs. Un exemple de droit est typiquement un droit à l’information ou un droit de priorité sur les cessions.
Avant de terminer cet entretien, quel est ton conseil pour des étudiants qui débarquent fraichement dans le droit, comme c’est le cas pour beaucoup à l’Ecole de Droit de Sciences Po, et qui se destinent au métier d’avocat ou de juriste ?
Faire le plus de stages possibles pour tester le maximum de choses ! Il ne faut pas hésiter à rechercher la diversité sans trop se soucier de la cohérence du CV. Ensuite, faire ce qui te plaît est essentiel, car le métier d’avocat est tout de même assez dur. C’est important de s’aventurer dans un domaine uniquement si on y trouve du plaisir. Le plus important c’est de savoir s’adapter à son interlocuteur car un avocat qui parle à un fonds de VC n’est pas du tout dans le même type de discours qu’un avocat « à l’ancienne » qui plaide et fait des effets de manche.
Enfin, avoir été à l’ESSEC en complément de ma formation universitaire m’a été très utile, d’une part pour mon réseau, et d’autre part pour m’ouvrir à la dimension économique de mon métier, notamment en ce qui concerne la comptabilité, la finance et Excel, qui est essentiel pour un avocat d’affaires !