La dénonciation du racisme systémique à travers la plaidoirie de Me Max dans Native Son de Richard Wright

[Mois de l’Histoire des Noir.e.s]. Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis a d’abord été juridique. De grands avocats tels que Charles Hamilton Houston et Thurgood Marshall sont ainsi parvenus à gagner plusieurs batailles devant les tribunaux, forcés de reconnaître la légitimité de leur cause. Sans ces actions juridiques, le combat politique n’aurait pu connaître de tels succès, la structure restant inchangée.

A l’occasion, du mois de l’histoire des Noir.e.s, la Revue des Juristes de Sciences Po vous propose de vous replonger dans un des plus beaux morceaux de littérature qu’est la plaidoirie de Me Max dans l’œuvre de Richard Wright, Native Son.

Par Tiphanie MAGLOIRE TRAORE, étudiante à l’Ecole de droit de Sciences Po Paris

 

En 1940, Richard Wright, écrivain afro-américain et fervent militant antiraciste, publie Native Son avec la ferme intention de confronter la société américaine à ses propres démons, en la mettant face à une œuvre « si dure, si analytique qu’il faudrait l’affronter sans pouvoir se consoler par les larmes. »[i]

A travers son œuvre, Richard Wright cherche à reproduire la réalité de la vie d’un jeune Afro-Américain qui grandit dans le contexte de ségrégation des Etats Unis des années 1930. Le personnage principal, Bigger Thomas, incarne ce jeune Afro-Américain âgé de 20 ans vivant dans un quartier du South Side, partie sud de la ville de Chicago alors réservée aux Noirs. Sa famille (sa mère ainsi que son frère et sa sœur) loge dans un appartement d’une unique pièce, vétuste et infesté de rats. Sa mère peinant à subvenir aux besoins de la famille, Bigger Thomas se voit contraint de se faire employer auprès de la famille Dalton – riche famille bourgeoise blanche américaine – en tant que chauffeur.

Le destin de Bigger Thomas – comme celui de nombreux Afro-Américains – est tout tracé. Il s’agit de cette fameuse « T.H.U.G L.I.F.E » évoquée par certains musiciens afro-américains : Pourtant construite sur les idéaux de liberté et d’ambition à l’image du self-made man, la société américaine prive dès la naissance, (les) Bigger Thomas de tout espoir d’accomplissement. De plus, ces inégalités et discriminations inhérentes au système américain ont des conséquences plus que néfastes pour l’ensemble de la société américaine. C’est ce que nous montre le récit de vie de Bigger Thomas qui n’est finalement qu’un échantillon de cette société.

Un concours de circonstances va en effet, conduire Bigger Thomas à commettre deux meurtres. La première victime est Mary Dalton – la fille de Monsieur Dalton pour qui Bigger Thomas travaille. Un soir, alors que Mary est trop alcoolisée pour remonter seule dans sa chambre, Bigger Thomas est contraint de l’y aider. A l’arrivée inopinée de la mère de Mary qui est aveugle, Bigger Thomas panique. Conscient du préjugé que sa couleur de peau renvoie, il tente d’empêcher Mme Dalton de découvrir sa présence dans la chambre de Mary. C’est ainsi qu’il finit malencontreusement par étouffer mortellement Mary en voulant l’empêcher de parler. Puis, une chose en entraînant une autre, Bigger Thomas finit par tuer sa petite amie Bessie car celle-ci devenait un témoin gênant. Il s’agit de sa deuxième victime.

Les manœuvres élaborées par Bigger Thomas afin de dissimuler ses crimes constituent véritablement des circonstances aggravantes. Tout se passe comme si, seule la voie de la criminalité et de l’atrocité avait permis à ce jeune afro-américain « d’agir et de sentir que ces actes avaient du poids »[ii]. Ainsi, Richard Wright ne cherche nullement à déresponsabiliser Bigger Thomas. En revanche, il met parfaitement en exergue le réel problème structurel qui sous-tend cette affaire.

Dans Native Son, Richard Wright s’exprime à travers la voix de Me Boris Max, avocat de Bigger Thomas. Celui-ci suit une fine stratégie : Dans un premier temps, Me Max s’attache à déconstruire l’analyse formaliste du droit. Le droit se révèle ainsi être une institution produisant mécaniquement des inégalités. Cette première analyse lui permet ensuite de mesurer la part de responsabilité que l’on peut imputer à la société américaine en tant que collectivité. Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons également, à la notion de racisme systémique et à la portée d’un tel procès et d’une telle œuvre pour transformer la structure même, de la société.

La stratégie de Me Max repose sur une démarche critique. Telle une expérience cruciale, l’expérience de Bigger Thomas qui est finalement commune – en puissance ou en acte – à de nombreux Afro-Américains, permet d’invalider la théorie formaliste du droit qui revendique son objectivité du fait de son caractère général et impersonnel.

Le récit de Bigger Thomas vient ainsi déstabiliser le langage prétendument abstrait et rationnel du droit. Dans ce but, Me Max n’hésite pas à prendre appui sur toutes les disciplines dont il a besoin pour montrer que le droit est en fait racialisé. Il montre ainsi que le droit n’est pas une discipline à part, privée de tout lien avec les autres sciences humaines mais qu’il est fait aussi de ces autres disciplines. Me Max démontre même que le droit a besoin de ces autres disciplines pour pallier ses lacunes induites par son caractère général.

« Votre honneur, il me faut encore exprimer des idées générales, car il faut mettre en lumière le milieu dans lequel ce garçon a vécu, milieu qui a lourdement influencé sa conduite. »[iii] Me Max introduit ainsi une contextualisation historique mais aussi sociologique qui vise à expliquer et à comprendre mais jamais à justifier ou à déresponsabiliser l’accusé. Là est le cœur de sa stratégie. Me Max fait ainsi référence à l’histoire des Etats-Unis et particulièrement à celle des Afro-Américains – des rafles d’Africains dont les Américains se servaient comme « des instruments et des armes qu’ils utilisaient contre une terre et un climat hostiles. »[iv], à l’instauration des lois Jim Crow institutionalisant la ségrégation raciale. Cet arrière-fond historique lui permet de démontrer que le droit américain s’est construit à travers ces rapports de domination, qu’il est fait d’outils permettant de pérenniser cette oppression (typiquement, les lois Jim Crow en vigueur à l’époque du roman) et qu’il est donc nécessairement partial et même racialisé.

La stratégie de Me Max lui permet ainsi de remettre en contexte les crimes commis par Bigger Thomas. Elle permet également de révéler aux membres du jury mais aussi à la magistrature, leurs biais cognitifs[v] qui influenceront nécessairement le verdict qu’ils rendront. En effet, l’accusé n’entre pas dans ce tribunal en tant que citoyen américain : « cet homme n’est pas seulement un criminel, c’est un noir. Et en tant que noir, il se présente devant ce tribunal avec un handicap, quelles que soient nos prétentions à rendre la justice selon le principe que tous les hommes sont égaux, devant la loi. »[vi]. Me Max montre ainsi que la pratique du droit n’est pas neutre. Bigger Thomas en tant que jeune Afro-Américain ne peut espérer un procès équitable et juste.

L’analyse du fonctionnement inégalitaire et injuste de la justice est une première étape dans la plaidoirie de Me Max. L’objectif final de sa stratégie est de démontrer que Bigger Thomas est un produit de la société. Autrement dit, il s’agit de montrer que la structure de la société, avec ses lois, ses codes et leurs effets, a contribué à la réalisation de ces crimes. En tant que communiste et activiste pour l’amélioration de la condition socio-économique des minorités, Me Max pourrait s’extraire de la collectivité lorsqu’il l’accuse d’avoir contribué, voire participé aux crimes commis par Bigger Thomas. Or, il ne le fait pas, il choisit plutôt la première personne du pluriel : « Nous avons préparé le meurtre de Mary Dalton, et nous venons aujourd’hui déclarer à l’audience : « Nous n’y sommes pour rien ! »[vii]. Cette technique oratoire permet à l’avocat d’élargir le champ de responsabilité lié aux meurtres en question. Cette manière de procéder lui permet en effet, de dépersonnaliser la notion de responsabilité. La société américaine dans son ensemble est accusée. La responsabilité devient donc collective.

D’ailleurs, il est intéressant de noter qu’il n’y a pas ici de distinction manichéenne entre d’une part, ceux qui œuvrent activement pour l’amélioration de la condition des Noirs américains, d’autre part, ceux qui restent passifs et enfin, ceux qui œuvrent pour le maintien du statu quo, voire son aggravation. La complexité, l’ambivalence et les interactions entre ces différentes situations sont mises en lumière. Les personnages de Monsieur et Madame Dalton (Les parents de la défunte Mary Dalton) en sont une bonne illustration.

Monsieur Dalton est le propriétaire du logement occupé par la famille de Bigger Thomas dans le quartier ségrégué du Chicago’s South Side. L’appartement de la famille de Bigger Thomas est décrit dès les premières pages de ce roman comme vétuste, misérable et impropre à la vie humaine, surtout à celle d’une famille. De plus, du fait de la ségrégation, les familles noires n’ont que peu de quartiers où elles peuvent habiter, c’est pourquoi les propriétaires, tels que Monsieur Dalton, n’hésitent pas à imposer des montants de loyer disproportionnés.

D’un autre côté, Monsieur Dalton est également celui qui vient en aide aux jeunes Afro-Américains qui ne trouvent pas d’emploi et qui en ont pourtant véritablement besoin pour nourrir leur famille. Il a ainsi embauché Bigger Thomas en tant que chauffeur pour sa famille. Sans oublier que Monsieur et Madame Dalton allouent d’importantes sommes d’argent à des œuvres caritatives telles que la création d’écoles pour les enfants noirs. Me Max dénonce cette ambivalence et se permet de dire à Madame Dalton : « Votre philanthropie était aussi aveugle que vos pauvres yeux ! ».[viii] 

Le récit de Bigger Thomas nous invite donc à nous interroger sur la sincérité de leurs actes. En effet, leurs comportements peuvent tout à fait être analysés comme étant le meilleur moyen de pérenniser un système injuste et absurde qui accepte la présence des Noirs au sein de la société américaine mais seulement en tant que « citoyens de seconde zone » et à l’écart de la vie des Américains blancs.

De la même manière, le comportement de Mary et de Jan (Le meilleur ami de Mary), tous deux communistes et fervents activistes pour la déségrégation de la société américaine, ont leur part de responsabilité. Par leur attitude amicale, à rebours de l’attitude de beaucoup de Blancs américains envers les Noirs, ils franchissent ce que l’on peut qualifier de color line[ix].  Cette ligne de démarcation tacite détermine la place et le rôle de chacun dans la société et ce, en fonction de la couleur de peau. Le dépassement de ces conventions sociales et raciales est une expérience douloureuse pour Bigger Thomas qui découvre de manière brutale le complexe d’infériorité dont il souffre. Mary et Jan sympathisent avec Bigger Thomas. La barrière raciale étant tombée, il ressent le choc de deux mondes radicalement opposés : Celui des Blancs qui ont la liberté d’exister et même de choisir de briser cette barrière sociale, et celui des Noirs qui sont cantonnés dans une position d’infériorité et qui ne peuvent exister qu’à travers ce que les Blancs veulent bien leur laisser comme espace. La rencontre inattendue et brutale de ces deux mondes a, là encore, fortement contribué aux meurtres commis par Bigger Thomas. Ne sachant pas comment réagir à cette expression d’amitié et par crainte qu’il n’en soit accusé, il commettra un homicide, en fait involontaire, sur la personne de Mary Dalton.

Là encore, le fait que Wright nous plonge dans les pensées et les sentiments de Bigger Thomas, nous permet de saisir tous les facteurs et les interactions qui l’ont poussé au crime. A noter d’ailleurs, que les avocats Charles Hamilton Houston et Thurgood Marshall – deux des principaux avocats ayant mené le combat juridique contre la ségrégation – ont réussi à déconstruire le système ségrégationniste en apportant devant les juges des études montrant les effets psychologiques, personnels et négatifs de la ségrégation sur les Afro-Américains[x]. Cet élément de compréhension est extrêmement important pour saisir la stratégie de Me Max comme il l’exprime au tout début de sa plaidoirie : « (…) s’il nous est possible de délimiter le cadre de la vie de cet homme et de découvrir ce qui lui est arrivé, s’il nous est permis de comprendre combien subtile et forte néanmoins sont les mailles de la chaîne qui lient son existence à la nôtre – si nous le pouvons, dis-je, nous aurons peut-être découvert la clé de notre avenir. »[xi]

Me Max profite de l’expérience de Bigger Thomas qui n’est pas hors du commun (mis à part les modalités de ses meurtres), pour en faire un procès symbole impliquant la société dans son ensemble. Ainsi, Bigger Thomas, être singulier devient un type de personnes dans la société. Me Max opère cette transformation à plusieurs moments de sa plaidoirie : « Les forces complexes de la société ont sélectionné ici pour nous un symbole, un symbole qui est un test » ; « ce garçon ne représente qu’un aspect minuscule d’un problème dont la réalité affecte plus d’un tiers de la nation. »[xii]

L’avocat, dès le début de sa plaidoirie, tente de faire prendre conscience au tribunal de l’importance de ce procès. Sur un ton solennel et grave, il explique aux jurés que par leur décision, ils pourraient très bien mettre fin au cercle vicieux de haine, de violence et de peur produit par la société américaine. Pour Me Max, il n’est presque plus question de sauver Bigger Thomas mais il fait plutôt référence à une cause pour laquelle il se bat : « Votre honneur, jamais au cours de ma carrière je n’ai été plus fermement convaincu de la sincérité d’une cause. Je sais que ce que j’ai à dire aujourd’hui a trait à la destinée de toute une nation. »[xiii]

L’objet d’un procès symbole n’est donc pas véritablement de défendre ou d’accuser une personne particulière dans une situation singulière mais de se servir de son récit personnel, tel un outil ou un instrument, pour faire avancer un problème grave et important touchant la société dans son ensemble.

On remarque d’ailleurs que ce type de procès a souvent pour objet un crime rendant l’accusé indéfendable. Bigger Thomas est coupable de deux crimes, celui de Mary Dalton et celui de Bessie qui était pourtant son amie. Sans oublier qu’il s’agit d’un Afro-Américain. Un acquittement, voire une peine moins lourde que la peine capitale est tout simplement inespérable. Si Me Max est aussi passionné et dépense autant d’énergie durant ce procès, c’est parce qu’il se préoccupe d’une cause bien plus grande que celle de l’individu Bigger Thomas. Il défend l’ensemble des Bigger Thomas mais également l’ensemble des Américains pour qui cette situation est préjudiciable.

« Je fis cette découverte que Bigger Thomas n’était pas noir tout le temps. Il était blanc aussi, et il y avait littéralement des millions de Bigger, partout. (…) Je sentais aussi que le plan d’oppression dans le sud n’était qu’une dépendance d’un mécanisme de profits commerciaux beaucoup plus vaste et, à bien des égards, plus impitoyable et plus impersonnel. »[xiv] Richard Wright dans la postface de son œuvre, élargit de manière explicite l’objet du procès. En effet, on comprend à travers ses remarques, qu’il s’agit bien de la structure même de la société américaine qui est malade. Le problème est structurel et ne peut se comprendre par une simple addition de responsabilités individuelles.  Les effets produits par ce droit inégalitaire et injuste, les relations et interactions que ce droit fait naître, est une souffrance pour tous les Américains, à des degrés et sous des formes différentes.

Cette analyse de Richard Wright transparaît dans Native Son à travers le personnage de l’avocat lorsque celui-ci refuse une explication simpliste de l’attitude hostile et raciste des jurés, et de la population blanche américaine en générale, envers les Bigger Thomas. Il met en avant la notion de culpabilité ressentie par la majorité des Blancs américains de manière consciente ou inconsciente : « Les hommes détestent par-dessus tout se sentir coupables, et si vous leur donnez ce sentiment, ils essaieront désespérément de se justifier par tous les moyens possibles. (…) Ils finiront par tuer ce qui fait naître en eux ce sentiment de culpabilité qui les condamne. (…) Cette peur d’être coupable donne le ton à l’accusation et au public de ce procès. Au fond de leur cœur, ils sentent qu’un tort a été infligé, et quand un nègre commet un crime à leur égard, ils s’imaginent avoir sous les yeux la preuve horrible de ce tort. »[xv]. Cet argument avancé par Me Max est performant dans le sens où il permet d’accuser sans blâmer et de reconnaître la complexité et la variété des souffrances liées à la structure sociétale américaine. Ce sentiment de culpabilité, même inconscient, est générateur de ressentiment, de haine, et d’agressivité.

Malcolm X – figure importante des luttes pour l’émancipation des Noirs aux Etats-Unis – dans une interview animée par Herman Blake à l’université de Californie Berkley, le 11 Octobre 1963[xvi], va encore plus loin en évoquant un « guilt complex » qui est générateur d’agressivité et de violence aux Etats Unis. On comprend ainsi que la question noire aux Etats-Unis ne peut être résolue qu’en prenant en compte toutes les facettes d’un même problème. Autrement dit, il faut prendre en compte les discriminations subies par la population noire mais également les avantages issus de ces discriminations au profit des Blancs américains et le rapport que ces derniers entretiennent avec l’histoire des Afro-Américains.

Dans cette même dynamique, les sociologues Carmichael Stokely et Charles V. Hamilton ont théorisé dans les années 1960, la notion de « racisme systémique » ou « racisme structurel » qui vise à définir une forme de discrimination qui structure l’ordre social et qui s’exprime par le traitement inégalitaire d’individus racisés par une société et ses institutions, tant dans les sphères économique et politique que culturelle. Le racisme structurel souligne ainsi les discriminations subies mais aussi les avantages que générèrent ces discriminations pour d’autres.

Ce traitement inégalitaire n’est donc pas seulement comme on l’a évoqué précédemment, un traitement inégalitaire de fait, notamment en raison du racisme dont font preuve les jurés et le juge. Il est également de droit. Me Max dénonce ainsi le fait que structurellement, le droit américain est construit pour avantager la population blanche des Etats Unis et est souvent théorique pour les autres catégories de la société, voire leur est défavorable : « Lorsque nous avons dit que les hommes étaient « assurés de certains droits inaliénables, entre autres la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur, nous ne nous sommes pas arrêtés pour définir « le bonheur. (…). Nous savons que ceci peut revêtir de nombreux aspects (…). Mais ces douze millions de Noirs ne peuvent accéder à aucun de ces modes d’expression parfaitement cristallisés. »[xvii] Le célèbre discours rédigé par Frédéric Douglass , ancien esclave ayant réussi à fuir vers le nord qui dénonce également l’exclusion des Noirs des principaux idéaux américains, montre l’ancienneté et même l’enracinement du racisme systémique aux Etats-Unis.

Structurellement, le droit américain est donc injuste. Carmichael Stokely et Charles V. Hamilton prennent d’autres exemples dans leur œuvre commune, Le Black Power. Une politique de libération aux Etats Unis. Dans cette œuvre, ils dénoncent le racisme qui perdure au-delà de l’établissement de lois proclamant l’égalité et qui, à l’échelle de la société, est difficilement perceptible et donc rarement contesté. Ils l’illustrent de la manière suivante : « Quand une famille noire emménage dans un quartier blanc et est lynchée, brûlée ou expulsée, elle est victime de violence individuelle et ouverte que l’ensemble de la population condamne. Mais c’est le racisme institutionnel qui garde les Noirs enfermés dans des logements insalubres et à moitié en ruines, sujets à l’exploitation quotidienne de leurs propriétaires, des marchands, des prêteurs sur gages et des agents immobiliers qui les discriminent. La société fait semblant de ne pas connaître cette situation, ou alors elle est incapable d’y réagir concrètement. »[xviii] On comprend donc que le réel problème du racisme aux Etats Unis se situe au niveau de sa structure, du socle de sa société et non à l’échelle des individus. Au moins en substance, cette théorie correspond parfaitement à la stratégie de défense choisie par Me Max.

L’enracinement et la gravité du problème structurel des Etats Unis peut laisser penser, d’un point de vue pessimiste que le seul moyen d’y mettre fin serait de faire table rase, c’est-à-dire une révolution, ou alors d’établir un second Etat destiné aux seuls Afro-Américains. En effet, comme l’explique Malcolm X, la reconnaissance par le système américain qui est conçu par et pour l’Amérique blanche, de l’égalité des Afro-Américains avec la population blanche, est déjà une manière d’entériner une situation d’infériorité de la population noire. Cela donne en effet l’impression, que les Blancs ont l’autorité et la légitimité nécessaires pour reconnaître des droits aux Noirs. Cependant, d’un point de vue plus optimiste, on peut penser tout comme Me Max, que la prise de conscience de ce racisme systémique par les jurés qui constituent un échantillon de la société et qui jugent Bigger Thomas, pourrait progressivement désamorcer la violence des rapports raciaux et ainsi entamer une procédure de dé-racialisation des lois et des traitements procurés par le droit.

La plaidoirie de Me Max est un succès même s’il ne parvient pas à alléger la peine du condamné. Ce succès repose sur l’habileté avec laquelle Me Max est parvenu à articuler le récit de Bigger Thomas avec des faits et des théories générales en guise de contextualisation et d’explication. Il a également réussi à réaliser la transformation d’un récit particulier en récit commun à une grande partie des Américains, voire à dessiner une histoire des Etats-Unis dans son ensemble. Cette transformation lui a ainsi permis d’impliquer le jury en lui faisant comprendre que la question noire aux Etats-Unis est en fait, une question américaine et que tous les Américains ont le devoir de s’en saisir.

L’œuvre de Richard Wright, condensée dans la plaidoirie de Me Max, permet donc de mettre en exergue trois éléments importants concernant la question noire aux Etats-Unis. Premièrement, l’institution judiciaire est le fruit de l’histoire et des rapports de domination qui la constituent. Elle ne peut donc pas avoir un fonctionnement neutre et égalitaire pour l’ensemble des Américains, blancs comme noirs. Deuxièmement, les faits reprochés à Bigger Thomas étant largement le produit des interactions des membres de la société américaine, la responsabilité de ces faits est nécessairement partagée collectivement. Enfin, s’il est possible de reconnaître des responsabilités individuelles, il existe également une responsabilité impersonnelle qui est celle de la structure de la société américaine. Le droit en tant que structure de la société doit donc opérer un travail sur lui-même afin de se transformer. Le rôle de l’avocat est ici fondamental car c’est lui qui a la possibilité de confronter l’abstraction du droit aux réalités subjectives.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que bien avant l’action des activistes politiques et religieux tels que Martin Luther King, Malcolm X ou encore les membres du Black Panther Party, le combat pour la question noire a d’abord été juridique. De grands avocats tels que Charles Hamilton Houston et Thurgood Marshall sont ainsi parvenus à gagner plusieurs batailles devant les tribunaux. Ces derniers ont fini par reconnaître la légitimité de leur cause, sans quoi, le combat politique n’aurait pu connaître de tels succès, la structure restant inchangée.

 

[i] Ibid., Postface de l’auteur, trad. de l’anglais par Andrée Valette et Raymond Schwab, p.531.

[ii] Ibid., p.488.

[iii] Ibid., p. 481.

[iv] Ibid., p.482.

[v] Daniel KAHNEMAN, Système 1/ Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, titre original : Thinking fast and slow, trad. De l’anglais par Raymond Clarinard, Editions Flammarion, 2012, 560p.

Daniel Kahneman définit le concept du biais cognitif comme un mécanisme de la pensée qui cause une déviation du jugement. Dans l’œuvre de R. Wright, la couleur de peau de l’accusé faussera nécessairement le jugement qui sera rendu.

[vi] Richard WRIGHT, Un enfant du pays, titre original : Native Son, trad. De l’anglais par Hélène Bokanowski et Marcel Duhamel, Editons Gallimard, 1988, p.474-475.

[vii] Ibid., p.487.

[viii] Ibid., p.486.

[ix] W.E.B Du Bois, Les âmes du peuple noir, titre original : The Souls of Black Folk, trad. De l’anglais par Magali Besonne, Editions La Decouverte, 2007, 339p.

Cette expression a été premièrement utilisée par Frédérick Douglass puis a été popularisée par le sociologue et historien W.E.B Du Bois. Celui-ci l’a utilisée pour qualifier les rapports raciaux et sociaux aux Etats Unis après l’abolition de l’esclavage.

[x] DEPARTEMENT D’ETAT, ETATS UNIS D’AMERIQUE, ENFIN LIBRES : Le mouvement des droits civiques aux Etats Unis, Edité par le bureau international de l’information, version française : Africa Regional Services, Paris, 2008, 72p. Voir la stratégie de l’avocat Thurgood Marshall dans l’affaire Brown v. Board of Education.) en annexe pages 26 à 30.

[xi] Richard WRIGHT, Un enfant du pays, titre original : Native Son, trad. De l’anglais par Hélène Bokanowski et Marcel Duhamel, Editons Gallimard, 1988, p.484.

[xii] Wright

[xiii] Ibid., p.474.

[xiv] Ibid., Postface de l’auteur, trad. de l’anglais par Andrée Valette et Raymond Schwab, p.541.

[xv] Ibid., p.483.

[xvi] MIKE D. (2008, 11 juin). Open Access and Open Data – Reeblack. [Vidéo]. Récupéré de  https://www.youtube.com/watch?v=FZMrti8QcPA&t=212s

[xvii] Douglass, F., (2007). Mémoires d’un esclave. Seconde édition revue et corrigée. Montréal : Lux Éditeur. 204 Ce que votre 4 juillet signifie pour un esclave, p. 151.

[xviii] Stokely CARMICHAEL, Charles V. HAMILTON, Le Black Power : Pour une politique de libération aux Etats Unis, trad. De l’anglais par Odile Pidoux, Edition Payot, 240 pages.