La refonte du mécanisme de règlement des différends État/investisseur : Réelle rupture ou réformes de façade ?
Dans quelle mesure les initiatives de la Commission visant à réformer le système de RDIE prévu dans les accords de libre-échange auxquels l’Union est partie renforcent-elles la légitimité et de l’intégrité de ce système ?
Charles-Hugo Lerebour est étudiant en M2 Droit public économique à l’Ecole de Droit de Sciences Po
Après plus d’un an de mise en œuvre provisoire du CETA, les exportateurs européens semblent gagnants. Les exportations européennes ont crû de 7 %, les importations sont en recul de 3 % et le déferlement annoncé de viande bovine canadienne en Europe n’a pas eu lieu. Les Français, quant à eux, ont accru de 5 % leurs ventes de vins, de 22 % leurs ventes de parfum et de 8 % leurs exportations de fromages. Pourtant, les opposants à ces traités bilatéraux d’investissements ne désarment pas : selon eux, la ratification de ce traité par les États membres de l’Union serait une atteinte à la souveraineté des États, notamment du fait de l’instauration d’un mécanisme de règlement des différends spécifique aux litiges investisseurs/États (RDIE). Face à cette opposition, l’exécutif a finalement préféré reporter l’élaboration du projet de loi de ratification, qui devrait être présenté à l’Assemblée nationale après les élections européennes. La question de l’instauration du RDIE sera donc vraisemblablement au centre des débats parlementaires, alors que le fonctionnement de ce mécanisme demeure méconnu du grand public.
L’ISDS, ou règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE), est progressivement devenu « l’acronyme le plus toxique en Europe »[1] selon les mots du Commissaire européen Malmström. Ce mécanisme, qui permet de garantir, dans un accord international d’investissement (AII), le « respect des engagements réciproques pris par les Etats signataires en matière de protection des investissements »[2], a connu un essor spectaculaire depuis le début des années 1990, facilité par la multiplication des traités bilatéraux de protection des investissements (TBI). Depuis la fin des années 50, ce sont près de 1400 AII comprenant des dispositions de RDIE qui ont été conclus par les 28 Etats membres de l’Union européenne[3].
Classiquement, le règlement des différends entre investisseurs et États fonctionne à la manière d’une juridiction ad hoc composée d’arbitres non titulaires, choisis par les parties au litige. Les obligations déontologiques des membres du tribunal sont parfois lacunaires car les règles procédurales sont déterminées par les parties et le système de rémunération des juges est le plus souvent incitatif[4], ce qui peut, dès lors, susciter des inquiétudes légitimes quant au désintéressement et à l’impartialité des intéressés. De même, l’absence de mécanisme d’appel rend le système moins prévisible et source d’insécurité juridique. Les défauts de ces systèmes de RDIE classique ont été exploités par les investisseurs ces dernières années, ce qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre de litiges entre investisseurs et États ainsi qu’à une inflation notable des sommes réclamées par les investisseurs. L’introduction d’un système de RDIE dans le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) et l’Accord économique et commercial global (CETA) a alors suscité de vives inquiétudes de la part de certains gouvernements, dont celui de la France, et de nombreuses ONG.
En réaction à ces inquiétudes, dans un contexte marqué par une contestation de plus en plus fréquente de mesures de santé publique[5] ou environnementales[6] par des investisseurs étrangers, la Commission a fait part en octobre 2015 de sa volonté d’intégrer dans les prochains accords de libre-échange auxquels l’Union serait partie une nouvelle approche de protection des investissements dénommée Système juridictionnel des investissements (ICS), corrigeant les défauts et risques devenus emblématiques du mécanisme de RDIE classique. A la suite de cette annonce, une conception réformée du mécanisme de règlement des différends en matière d’investissement a été intégrée dans le CETA et les accords UE-Singapour, comprenant une professionnalisation des arbitres, un mécanisme d’appel, l’institutionnalisation d’une Cour permanente et réaffirmant le droit des États à réguler dans l’intérêt général. Certaines ONG considèrent néanmoins que l’ICS n’est en réalité qu’un habillage de l’ancien RDIE, qu’il comporte toujours des incertitudes en matière de transparence des procédures et d’intégrité des arbitres et que la légitimité d’un tel système demeure contestable en ce qu’il accorderait d’importants « privilèges » aux investisseurs.
Le système de RDIE réformé, introduit dans les AII négociés par l’UE après 2015, présente des avancées encourageantes en termes de garanties procédurales et d’intégrité des arbitres.
L’inflation des litiges investisseurs-États, qui s’explique donc par des mécanismes de RDIE classique favorables aux intérêts des investisseurs, a été à l’origine des initiatives de réforme du RDIE entreprises par l’Union. Ainsi, en septembre 2015, la Commission a proposé « un nouveau système juridictionnel des investissements » dans le cadre des négociations relatives au TTIP [7], qui devait, en principe, permettre une amélioration des garanties en matière d’indépendance et d’impartialité des juges. Ce nouveau système « public juridictionnel » des investissements nommé Investment Court System (ICS) devait être composé d’un tribunal de première instance comprenant 15 juges et d’une cour d’appel[8] comprenant 6 juges. Autre évolution notable, les membres du Tribunal d’investissement devaient posséder des qualifications comparables aux membres des juridictions internationales permanentes, tel que l’organe d’appel de l’OMC, ou être « juristes possédant des compétences notoires » en droit international public[9], et être nommés par les pouvoirs publics conjointement européens et américains. Les contentieux devaient leur être répartis de manière aléatoire et une exigence de célérité de la procédure était prévue, établissant la durée maximale de la totalité l’instance à 180 jours. Ce mécanisme de RDIE réformé n’a pu voir le jour en raison de l’arrêt des négociations du TTIP.
Le système de Cour sur l’investissement mis en place par le CETA a tenté de répondre à l’essentiel des critiques formulées contre les systèmes de RDIE classiques et le mécanisme proposé dans le TTIP. Pourtant, dans la première version du CETA, signée en septembre 2014, les dispositions relatives au RDIE pouvaient encore être qualifiées de classiques, mais face à l’ampleur des contestations, un nouveau projet a été conclu en février 2016 mettant en place une instance de RDIE également nommée ICS. La signature du traité CETA en octobre 2016 a alors dévoilé au grand public un système de Cour sur l’investissement instituant des tribunaux permanents présentés comme « indépendants et impartiaux ». Ce nouveau mécanisme sera composé d’un tribunal de première instance et d’un tribunal d’appel. Les juges seront nommés par les Etats sans que les investisseurs puissent intervenir dans leur désignation. A la différence du TTIP, des règles éthiques ont été fixées pour les membres des tribunaux institués, compilées dans un code de déontologie, leur imposant de déclarer l’ensemble des activités passées et des intérêts possédés dans le secteur privé[10]. L’appartenance à l’une de ces cours sera incompatible avec l’exercice de la profession d’avocat d’affaires. En outre, les sociétés devront avoir un « véritable lien économique avec les économies de l’Union européenne (…) pour pouvoir bénéficier de l’accord ». Un investisseur ne pourra non plus soumettre une plainte lorsque son investissement a été fait au moyen de déclarations frauduleuses, de corruption ou de dissimulation. Enfin, le CETA permet aux parties d’édicter des notes d’interprétation contraignantes ayant pour but d’éviter ou de corriger toute interprétation erronée du traité par les tribunaux, ceux-ci étant tenus de respecter l’intention des parties énoncée dans l’accord[11]. Mais selon ses détracteurs, l’ICS demeure un mécanisme classique de RDIE déguisé dont la légitimité et l’intégrité restent toujours aussi problématiques.
Un mécanisme appelé à être généralisé bien qu’il suscite des interrogations sur sa faisabilité et sur l’efficacité des garanties nouvelles qu’il contient.
Le Comité économique et social européen, dans un avis de 2015[12], avait alerté contre les mécanismes de RDIE ne prévoyant « aucun droit de recours et [mettant] en danger le droit qu’ont les gouvernements de légiférer, en octroyant aux investisseurs étrangers des droits qui vont au-delà de ceux dont jouissent les investisseurs nationaux ». Des ONG pointent aujourd’hui de nombreuses failles procédurales et dénoncent toujours le manque de légitimité d’un mécanisme permettant à des investisseurs de contester l’adoption de législations contrevenant à leurs intérêts et de demander de lourds dédommagements. Les ONG, qui voient en l’ICS un « système RDIE affublé d’un autre nom »[13], craignent que des affaires telles que Philip Morris c. Uruguay ou Lone Pine c. Canada puissent encore prospérer avec les mécanismes RDIE réformés[14], dans la mesure où des clauses similaires, telles que celles garantissant un traitement juste et équitable, sont introduites dans ces traités. Aussi, les détracteurs de ce mécanisme pointent le fait que les exigences déontologiques imposées aux juges apparaissaient fluctuantes selon les traités[15]. Par exemple, aucune période d’attente obligatoire avant ou après avoir servi dans un panel d’arbitres n’était fixée dans l’ICS du TTIP. L’accord UE-Singapour permet à des non-magistrats de siéger[16].
Malgré la signature du CETA et des accords sur le commerce et les investissements entre l’UE et Singapour d’octobre 2018, l’entrée en vigueur effective de l’ICS demeure incertaine. D’abord, les dispositions relatives au règlement des différends relatifs aux investissements étant une compétence partagée entre l’Union européenne et les États membres[17], la mise en place de l’ICS est donc conditionnée à la ratification des accords de libre-échange par les 43 parlements nationaux ou régionaux de l’UE. Ensuite, la mise en place du Tribunal d’appel n’est pas réalisée directement par le traité. Le fait que l’ICS ne possède pas de règlement de procédure particulier, ce qui laisse aux investisseurs la possibilité de choisir un règlement d’arbitrage conventionnel tel que les règles du CIRDI, dénature l’objectif initial du système dans la mesure où, en pareille hypothèse, l’absence d’appel est clairement affirmée[18] et seul un recours en annulation rendu par un organisme ad hoc est autorisé[19]. Enfin, la question de l’exclusivité de la compétence de l’ICS demeure également en suspens car ce système ne semble pouvoir éviter d’éventuels conflits de juridiction, notamment avec la CJUE concernant l’interprétation des traités européens et dans le cas où les parties d’un contrat prévoiraient le recours à un arbitre différent de celui du traité.
En dehors de ces nombreuses interrogations, la portée des initiatives de l’UE en matière de réforme du RDIE pourraient bien être considérables car le système réformé sert désormais de cadre général pour les accords de libre-échange bilatéraux[20] à venir. A ce titre, l’Union a récemment présenté au Japon une « proposition d’ICS réformé » en affirmant qu’un retour à l’ancien système RDIE ne serait pas envisageable[21]. A terme, il est même probable que ce cadre juridictionnel constitue les fondements d’un système inédit de RDIE multilatéral et permanent[22] : l’objectif serait de remplacer les mécanismes de règlement des différends prévus par les TBI existants, par un véritable dispositif juridictionnel permanent. Cette cour multilatérale serait alors le pendant, pour les litiges d’investissement, de l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
[1] Paul Ames, « ISDS: The most toxic acronym in Europe », Politico, 17 septembre 2015
[2] Commission européenne, Le règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE), 12 mars 2015
[3] Le système de Cour sur l’investissement du CETA, communication de la Commission européenne, 20/11/2017
[4] Note de synthèse de la Commission européenne « L’investissement dans le TTIP et au-delà – La voie de la réforme. Renforcer le droit de réglementer et assurer la transition entre l’actuel système d’arbitrage ad hoc et la mise en place d’une juridiction sur les investissements », 5 mai 2015
[5] CPA, 17 déc. 2015, aff. n° 2012/2, Philip Morris Asia Ltd c/ Australie, (compétence et recevabilité). – T. CIRDI, 8 juill. 2016, aff. n° ARB/10/7, Philip Morris Brands SARL, Philip Morris Products S.A. et Abal Hermanos S.A. c/ Uruguay
[6] T. CIRDI, aff. n° ARB/12/12, Vattenfall AB et autres c/ Allemagne
[7] Reading Guide to the Draft text on Investment Protection and Investment Court System in the Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP)
[8] L’instauration d’un mécanisme d’appel applicable au RDIE au titre de l’accord a été mentionnée explicitement pour la première fois dans les directives de négociation relatives au TTIP en juin 2013
[9] Draft – Transatlantic Trade and Investment Partnership TRADE IN SERVICES, INVESTMENT AND E-COMMERCE – CHAPTER II – INVESTMENT – article 9 – Tribunal
[10] Conseil constitutionnel, décision du 31 juillet 2017
[11] Secrétariat général du Conseil, Instrument interprétatif commun concernant l’AECG, 27 octobre 2016
[12] Avis du Comité économique et social européen sur la protection des investisseurs et le règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords de commerce et d’investissement de l’UE avec des pays tiers (2015/C 332/06)
[13] L’ISDS mort-vivant, Pia Eberhardt, Corporate Europe Observatory, mars 2016
[14] Le système juridictionnel des investissements mis à l’épreuve, Centre canadien de politiques alternatives, le Corporate Europe Observatory (observatoire européen des lobbies), les Amis de la Terre Europe, septembre 2016
[15] Les Amis de la Terre Europe, « Système juridictionnel des investissements » : un nouveau mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et états (RDIE)», 17 février 2016
[16] Commission européenne – Fiche d’information – Éléments clés des accords sur le commerce et les investissements entre l’UE et Singapour, Strasbourg, 18 avril 2018
[17] CJUE, 16 mai 2017, avis 2/15
[18] Article 53 de la Convention de Washington
[19] Article 52 de la Convention de Washington
[20] Rapport au Premier ministre, L’impact de l’Accord Économique et Commercial Global entre l’Union européenne et le Canada (AECG/CETA) sur l’environnement, le climat et la santé, Katheline SCHUBERT, 7 septembre 2017
[21] European Commission – Key elements of the EU-Japan Economic Partnership Agreement – Memo, 6 juillet 2017 ; European Commission – Fact Sheet – Key elements of the EU-Japan Economic Partnership Agreement Strasbourg, 18 avril 2018
[22] Julien CAZALA, Journal du droit international (Clunet) n° 1, doctr. 3 La défiance étatique à l’égard de l’arbitrage investisseur-État exprimée dans quelques projets et instruments conventionnels récents, janvier 2017