Coopération fiscale internationale : dix ans d’évolutions

Introduction

Cela fait maintenant dix ans que la coopération fiscale internationale a pris une dimension nouvelle, apportant des évolutions radicales en matière de transparence et de lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales. Dix ans en effet que se trouvèrent réunies les conditions pour une véritable révolution visant à instaurer une régulation fiscale de la globalisation :

le scandale du Liechtenstein en février 2008 qui a fait prendre conscience de l’ampleur de la fraude fiscale via la dissimulation d’actifs sur des comptes offshore et des structures opaques,

la faillite de Lehmann Brothers et le début de la crise financière, qui ont montré aux gouvernements les failles de la régulation et la nécessité de lutter contre la fraude pour financer le sauvetage de banques qui aidaient elles-mêmes les contribuables à échapper à l’impôt via des structures offshore,

– l’émergence du G20 au niveau des chefs d’État et de gouvernement qui a apporté une impulsion politique majeure à la lutte contre l’évasion fiscale.

Cet article résume les progrès réalisés depuis lors à la fois pour la transparence fiscale (I) et dans la lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales (II), ainsi que le principal débat actuel, à la fois technique et politique, portant sur la fiscalité du numérique (III).

I. Les progrès en matière de transparence fiscale

Depuis 2010, l’OCDE, à travers le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, assure la mise en œuvre des standards en matière de transparence. Le premier fut le standard sur l’échange de renseignements bancaire à la demande, qui marqua le début de la fin du secret bancaire en matière fiscale.

Afin de s’assurer de la mise en œuvre effective du standard, un mécanisme d’examen par les pairs a été mis en place par lequel les pays s’évaluent entre eux. Un tel système permet d’identifier les pays qui n’ont pas suffisamment ou pas correctement mis en place le standard, et de saluer les efforts réalisés par d’autres. Ce standard a été renforcé en 2016 pour introduire l’exigence de disponibilité des informations concernant les bénéficiaires « effectifs » des entités et des comptes bancaires, et plus seulement les bénéficiaires « juridiques ».

Quelques années plus tard, la mise en place du standard sur l’échange automatique de renseignements des comptes financiers fut une nouvelle étape cruciale. Présentée par l’OCDE au G20 en 2014, cette nouvelle norme prévoit une transmission automatique et annuelle des informations sur les comptes financiers des non-résidents entre les administrations fiscales des pays concernés.

L’impact de l’échange automatique de renseignements fut significatif, et ce avant même sa mise en place effective en 2017 et en 2018. En quelques années, plus de 500 000 contribuables ont demandé à régulariser leur situation fiscale, et les gouvernements ont ainsi identifié plus de 95 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires grâce à des mécanismes de déclaration volontaire et à des enquêtes.

Aujourd’hui, les analyses de l’OCDE montrent que l’échange automatique de renseignements fiscaux a eu pour conséquence de faire diminuer les dépôts bancaires dans les centres financiers internationaux de 20 à 25%, en seulement 10 ans. Pour la seule année 2018, ce sont près de 47 millions de comptes bancaires sur lesquels des informations ont été échangées entre pays pour la première fois, une étape historique[1].

Au-delà de ces résultats, la création et le développement du Forum mondial ont également marqué un tournant en matière de gouvernance dans la coopération fiscale internationale. Alors que l’OCDE ne comprend « que » 36 membres, le Forum mondial comporte actuellement 154 pays et juridictions membres, qui travaillent tous sur un pied d’égalité, permettant un réel nivellement du terrain de jeu (de l’expression anglaise « level the playing field »).

II. La lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales

Les États ont fait progresser la transparence, mais il fallait également traiter la question des pratiques d’optimisation fiscale agressive des multinationales, connues sous l’acronyme « BEPS », de l’anglais Base Erosion and Profit Shifting. Il s’agit des techniques par lesquelles les grands groupes exploitent les failles des systèmes juridiques nationaux afin de réduire drastiquement leur charge d’impôt.

Les enjeux sont colossaux : l’OCDE a estimé que le coût de ces pratiques représente – au bas mot – entre 100 et 240 milliards de dollars de pertes fiscales par an pour les États. En 2012, le G20 a donné mandat à l’OCDE d’établir un plan d’action permettant de lutter contre ces pratiques. Des mesures, portant sur tous les principaux aspects de la fiscalité internationale, ont été présentées aux ministres des Finances à la fin de l’année 2015.

Aujourd’hui mises en œuvre par le Cadre inclusif de l’OCDE et du G20 sur le BEPS et ses 129 pays membres, les mesures ont déjà des effets concrets : en matière de lutte contre les pratiques fiscales dommageables, les États sont en train d’éliminer leurs régimes fiscaux préférentiels qui ont été identifiés comme dommageables, et ont échangé de l’information sur 21 000 rescrits fiscaux (désignant les accords passés entre gouvernements et entreprises) autrefois secrets.

Environ 80 pays ont mis en place une obligation pour les entreprises multinationales de fournir aux autorités fiscales une « déclaration pays-par-pays » recensant des informations sur leurs employés, leur chiffre d’affaires, leurs actifs et leurs impôts, afin de mieux évaluer les risques fiscaux liés à leurs opérations.

De plus, une convention multilatérale a été signée par près de 90 pays, qui a pour effet de modifier leurs traités fiscaux bilatéraux et de permettre une mise en œuvre coordonnée de certaines mesures BEPS tout en faisant gagner un temps précieux aux gouvernements qui évitent ainsi de devoir renégocier chaque traité un par un.

Comme c’est le cas en matière d’échange de renseignements, de nombreux pays en développement, mais aussi les principaux centres financiers, participent pleinement aux travaux sur BEPS. La diversité à la fois économique et géographique des membres du Cadre inclusif est également soutenue par des programmes visant à renforcer les capacités des pays qui en ont besoin. Cette assistance technique et de terrain s’appuie notamment sur l’initiative Inspecteurs des impôts sans frontières de l’OCDE et du PNUD, qui a permis à ce jour de collecter plus de 470 millions d’euros de recettes fiscales supplémentaires dans les pays en développement.

III. La fiscalité du numérique : le défi des mois à venir

Malgré ces avancées indéniables, il reste des questions importantes à régler, notamment celle de la fiscalité du numérique, ou plutôt, des défis posés par la numérisation de l’économie. L’idée est qu’en se penchant sur les innovations liées aux business models du numérique, l’on puisse anticiper l’adaptation de la régulation. C’est dans ce contexte que l’OCDE a présenté en mars 2018 un rapport intérimaire présentant les caractéristiques du processus de numérisation, et ses possibles conséquences en matière fiscale.

Les pays s’accordent aujourd’hui à dire qu’une réforme des règles d’allocations des bénéfices – entre entreprises – et de répartition du droit d’imposer – entre États – est nécessaire. Face aux pressions politiques, certains États notamment en Europe envisagent de mettre en place des solutions unilatérales, immédiates. Mais tous continuent à travailler à une solution d’ensemble.

En 2019, le Cadre Inclusif de l’OCDE et du G20 sur le BEPS a adopté un programme de travail afin de donner un cadre aux discussions autour de propositions réparties en deux piliers. Le premier pilier vise à modifier les règles répartissant le droit d’imposer ainsi que les règles d’allocation des profits, et le deuxième pilier a pour but de mettre en place des règles permettant d’imposer des revenus qui sont transférés vers un autre pays où ils sont peu ou pas imposés. L’OCDE a organisé une consultation publique en mars dernier, à laquelle 400 représentants des entreprises, avocats, des ONG et du monde académique ont participé. Les travaux sur la fiscalité du numérique se poursuivent actuellement vers une solution de long-terme, promise au G20 pour 2020.

La réussite de ces travaux est conditionnée au soutien politique des différents pays. La coopération fiscale internationale a prouvé qu’elle pouvait fonctionner, lorsque les gouvernements sont prêts à faire des concessions.

L’objectif est désormais pour les États de s’accorder au niveau politique comme technique sur les modalités de ce qui pourrait bien marquer un changement fondamental des principes de la fiscalité internationale pour les décennies à venir. La réunion des ministres des Finances, puis celle des chefs d’État et de gouvernement du G20 en juin 2019, donneront le ton.

[1] Rapport du Secrétaire général de l’OCDE aux ministres des Finances du G20 (juin 2019) : https://www.oecd.org/tax/oecd-secretary-general-tax-report-g20-finance-ministers-june-2019.pdf