La prépondérance de l’intime conviction du décideur dans l’accord ou le rejet de la demande d’asile (partie II)

Par Tiphanie MAGLOIRE TRAORE – Diplômée de l’Ecole de droit de Sciences Po Paris – Stagiaire dans le département Tax Actionnariat salarié/Epargne salariale chez Clifford Chance Paris

INTRODUCTION

Cet article fait suite à l’article portant le même titre et précédemment publié, qui s’intéressait au texte phare du droit d’asile, l’article 1(A)(2) de la Convention de Genève de 1951 modifié par le protocole de New York de 1967. Cet article mettait en relief les lacunes des dispositions de ce texte conférant de facto une prépondérance à l’intime conviction du décideur en matière de droit d’asile. En effet, nous avions constaté un glissement du texte juridique vers les faits pour finalement ne s’intéresser qu’à la personnalité du demandeur.

Outre le caractère fondamentalement subjectif et arbitraire de l’intime conviction et donc problématique sur le plan juridique, cette prépondérance est dangereuse car il existe plusieurs biais cognitifs qui orientent le décideur et qui peuvent déterminer son sentiment de crédibilité et de sincérité lorsqu’il traite une demande d’asile.  Ce sont ces biais cognitifs qui vont nous intéresser dans ce présent article.

LES OBSTACLES A LA LECTURE – LES FRONTIERES psychologique, CULTURELLE, SOCIALE.

« Pour moi, les gens qui vont avoir le statut de réfugié, ce n’est pas ceux, forcément qui ont vécu des persécutions, c’est ceux qui vont être capables de s’exprimer en des termes intelligibles à l’Officier de Protection et à notre système franco-français, c’est ceux qui partagent le plus nos codes culturels. Parce que par exemple, ne pas raconter la guerre comme le fantasme un européen, ça va être fatal pour le demandeur. S’il ne raconte pas la guerre comme nous on la voit, on ne peut pas comprendre. » (Témoignage d’un officier de protection)[i]

 

Traumatisme de l’exil et récit de soi.

Tout d’abord, il faut rappeler que le réfugié est celui qui a dû fuir son pays en raison d’une crainte réelle et sérieuse de persécutions pesant sur lui. Pour la plupart d’entre eux, cette crainte s’est d’ailleurs déjà matérialisée en actes. Cette expérience de l’exil est toujours traumatisante.

Plusieurs études américaines en psychologie[ii] menées sur des personnes ayant vécu des événements traumatisants telles que des vétérans ou des civils survivants de guerre, ont permis de mettre en évidence qu’il était fort probable que les réfugiés souffrent eux aussi de dépression et/ou de troubles de stress post-traumatique. Ces deux réactions psychologiques sont directement liées au traumatisme de l’expérience vécue. Ces études sont intéressantes et surtout capitales pour comprendre les difficultés rencontrées par de nombreux demandeurs au moment où il leur est demandé de mobiliser leur mémoire autobiographique fondant leur besoin de protection.

Plus précisément, ces études ont mis en lumière plusieurs symptômes ayant un impact négatif sur la capacité du demandeur à relater son récit.

Premièrement, le traumatisme affecte la mémoire verbale de la victime. La mémoire verbale est celle qui permet de mémoriser les sons, les mots, les histoires vécus. Deuxièmement, le traumatisme diminue la capacité de la victime à organiser sa mémoire en racontant les événements vécus dans un ordre chronologique. Sa mémoire est donc souvent fragmentée ou désorganisée. Troisièmement, cet effort de mémoire est difficile car il s’apparente souvent pour le demandeur, à vivre une nouvelle fois les mêmes épreuves traumatisantes. Le réfugié peut ainsi développer un mécanisme psychologique de dissociation se matérialisant par une absence d’émotion dans le récit de soi. Enfin, ces études ont également montré que le souvenir d’un événement traumatisant est malléable et sujet à d’importantes distorsions et altérations.

 

Ces symptômes produisent donc fréquemment un récit jugé trop général, pouvant comporter des incohérences spatio-temporelles et témoignant de peu d’émotions manifestes. Compte tenu des critères retenus par les décideurs de l’OFPRA et de la CNDA évoqués dans l’article précédent celui-ci[iii], on comprend donc pourquoi nombre d’auditions aboutissent mécaniquement à un rejet.

Pour illustrer cela, prenons l’exemple de Monsieur Y. originaire de Boké en Guinée, de l’ethnie malinké, issu d’une famille de confession musulmane et dont la demande d’asile (ainsi que de protection subsidiaire) a été rejetée par le directeur général de l’OFPRA le 18 mai 2017.

Le père du requérant est un imam intransigeant en ce qui concerne les préceptes religieux dont il a une lecture radicale et rigoriste. Il impose ainsi à son fils, Monsieur Y., d’épouser une femme de même ethnie et confession que lui. Cependant, ayant toujours gardé un esprit libre et ouvert au monde, celui-ci débute une relation extraconjugale avec une jeune femme qui est Témoin de Jéhovah. Celle-ci décèdera en mettant au monde leur enfant adultérin. En plus de cette expérience traumatisante qu’est la perte d’un enfant, la découverte de cette relation interdite par les deux familles, engendrera pour le requérant, de nombreux événements traumatisants. Marginalisé, séquestré, physiquement agressé, il a tenté de témoigner de sa situation à l’OFPRA : « Alors que je saignais de la bouche, mon visage blessé et enflé, mon frère m’a enfermé dans une chambre (…) Mon frère est un militaire, il m’a attaché les mains dans le dos et m’a mis un objet dans la bouche pour m’empêcher de la fermer et il me disait que je vais mourir là-bas. (…). Ils m’ont mis un bâton dans la bouche aux deux extrémités des bâtons, ils ont attaché une corde pour ensuite la mettre derrière ma nuque. Les dents du haut et du bas ne peuvent se toucher, c’est une forme de torture. ».

Dans le cas de Monsieur Y., il est évident que les agressions d’autant plus traumatisantes qu’elles sont perpétrées par sa propre famille ainsi que sa situation d’extrême marginalisation, permettent de comprendre sa difficulté à évoquer son passé comme l’OFPRA le souhaiterait. Or, l’office a motivé sa décision de rejet comme suit :

« (…) ses propos sommaires et faiblement étayés sur les mauvais traitements infligés par un cousin et son demi-frère sur sa séquestration durant trois jours. Ses dires lapidaires et peu empreints d’émotion s’agissant du contexte de décès de sa compagne, lors de son accouchement, n’ont pas reflété le caractère de situation vécue. La même analyse peut être faite concernant l’agression dont il aurait été victime de la part des parents d’Elizabeth qui seraient parvenus à retrouver l’adresse de sa chambre de location, incident qu’il a rapporté en termes vagues et peu circonstanciés. (…). »

De même Madame X., malienne homosexuelle et persécutée de ce fait, ayant vu sa demande d’asile rejetée le 30 mars 2017, est un cas intéressant. Ayant dû fuir à de nombreuses reprises dans la crainte d’être assassinée par sa famille, la requérante a effectivement rencontré des difficultés à relater l’ensemble de son parcours : « L’Office a relevé que ses déclarations ont été émaillées d’incohérences chronologiques ».

Dans la pratique, toute incohérence dans le récit du demandeur jette une suspicion fatale sur sa sincérité et son honnêteté. Ce critère de rejet est d’autant plus fréquent que le demandeur est souvent amené à répéter son récit entre deux à quatre fois[iv] durant la procédure, favorisant ainsi la survenue d’incohérences.

LE GAP CULTUREL ET SOCIAL

Des études ont également mis en évidence le biais culturel qui jalonne la procédure de demande d’asile et qui peut être un véritable obstacle pour le demandeur.

La manière dont on se saisit en tant qu’individu, dont on perçoit les autres et l’interdépendance entre les deux – le moi et les autres – dépendent largement de notre culture. Dans les pays de culture individualiste tel que la France, le « soi » est perçu comme indépendant, autonome et autodéterminé. Tandis que dans les pays de culture collectiviste d’où viennent la plupart des réfugiés, le « soi » est perçu comme interdépendant, autrement dit, comme relatif au groupe. Ces différences culturelles ont des conséquences pratiques significatives en matière de mémoire autobiographique.

Rappelons-le, la procédure de demande d’asile en France, repose sur l’examen pointilleux du dossier du demandeur ainsi qu’un entretien dans la plupart des cas. L’institutionnalisation de l’asile en France, à travers la mise en place des instances nationales (OFPRA et CNDA), a créé une nouvelle forme de gouvernementalité des réfugiés[v]. Contrairement aux pays du Sud où le Haut-Commissariat des Réfugiés (HCR) a choisi de prendre en charge des populations nombreuses souvent victimes de déplacement massifs et regroupées dans des camps, les pays comme la France ont choisi de mettre en place un traitement approfondi et individuel des situations conformément au cadre de l’Etat-nation qui est le leur et qu’ils voudraient préserver.

L’examen de la demande d’asile repose donc sur une nécessaire personnalisation du récit de l’exilé dont il doit impérativement être le sujet principal. Or, les études évoquées plus haut, ont mis en évidence le fait que les personnes provenant de pays de culture collectiviste ont plus de mal à fournir un récit dense, détaillé, et surtout à se situer au cœur de leur propre histoire. Le demandeur dont la culture est dite plutôt collectiviste a en effet, tendance à se concentrer sur les activités collectives, routinières et sur les événements émotionnellement neutres. Il se remémore plus aisément les interactions sociales centrées sur le rôle des autres plutôt que sa propre perception des événements, ses pensées et ses sentiments.

Or, l’OFPRA ainsi que la CNDA motivent très souvent leur rejet par le manque de personnalisation du récit. Monsieur Y., guinéen de l’ethnie malinké dont le récit a été brièvement rappelé plus haut, constitue encore un bon exemple de cette difficulté à relater un récit en se présentant comme le véritable personnage principal. C’est d’ailleurs ce que lui a reproché l’OFPRA : « (…) Son récit expéditif et peu personnalisé de la visite des parents de sa compagne au domicile familial n’a pas emporté la conviction. (…). De même, la description particulièrement expéditive et peu personnalisée de ses huit mois de détention dans un commissariat n’a pas reflété le caractère de l’expérience vécue. »

 

Ces études ont par ailleurs, démontré que ces différences culturelles sont influencées par la langue. Reprenant la célèbre phrase de Descartes – « Je pense donc je suis » – considérée comme un des piliers de la pensée occidentale, le philosophe Souleymane Bachir Diagne[vi] fait remarquer que l’usage du verbe être dans un sens absolu n’est pas universel. Autrement dit, de nombreuses langues telles que les langues bantoues[vii] en Afrique, n’admettent pas d’usage intransitif du verbe être. La langue, vecteur culturel par excellence est ainsi bien l’illustration de cette culture collectiviste qui n’envisage pas le « soi » autrement que relativement au groupe. La phrase qui, pour beaucoup de penseurs, constituerait le pilier de la pensée africaine serait d’ailleurs, « Je suis car nous sommes » (« Umuntu ngumuntu ngabantu »).

Enfin, le fossé entre décideur et demandeur est également social. Les décideurs sont pour la grande majorité d’entre eux diplômés et possède un certain bagage académique[viii]. Les décideurs exigent parfois des demandeurs qu’ils aient une approche politique et géopolitique des raisons qui les ont poussés l’exil (approche théorique habituelle au sein des universités) mais cela n’est parfois tout simplement pas à la portée du demandeur.

L’exemple de Monsieur Z., darfouri ayant fui son pays en raison de la guerre, est assez illustrant. L’Officier de protection lui a posé des questions très exigeantes concernant la situation géopolitique au Darfour, notamment sur l’origine des membres, le fonctionnement et les revendications des groupes rebelles qui sévissent dans ce pays. Ne répondant pas en des termes assez élaborés selon l’Officier – « En fait, les milices des jenjawids attaquent les villages, ils sont armés par le gouvernement qui a échoué de combattre l’opposition, qui fait le travail du gouvernement. Cela fait six ou douze ans que le gouvernement tente de mettre fin des attaques de l’opposition. » – voici ce que l’OFPRA lui a reproché en rejetant sa demande le 15 mai 2017 : « c’est néanmoins en des termes généraux et peu précis qu’il a évoqué le conflit opposant les Rezeigats aux Maaliya (…). Il n’a pas su clairement exposer les origines de ce différend. ».

Plus généralement, il s’agit de s’interroger sur la légitimité d’une telle interrogation comme condition d’accès au statut de réfugié. Il serait par exemple intéressant dans un effort d’empathie, de se demander si les Huguenots fuyant la France après la publication de l’édit de Fontainebleau en 1685, étaient bien conscients de tous les enjeux, autre que religieux (diplomatique, politique, administratif), les poussant à l’exil.

Un autre exemple est celui de Madame X, malienne homosexuelle évoquée précédemment. L’OFPRA a tenu pour établi le fait que Madame X. n’a jamais été scolarisée et qu’elle avait été élevée dans un milieu traditionnel éloignant les femmes du monde extérieur. Pourtant, l’OFPRA a rejeté sa demande, en partie pour la raison suivante : « Elle déclare ignorer si l’homosexualité est pénalement réprimée dans son pays, élément tenu pour singulier. ». Est-ce bien raisonnable d’exiger d’une personne analphabète et confinée dans son milieu familial depuis l’enfance, qu’elle connaisse la législation en vigueur dans son pays ?

CONCLUSION

La prise en compte des apports de la psychologie, de la sociologie et de l’anthropologie concernant les biais psychologique, social, culturel qui émaillent le droit d’asile et qui peuvent être des obstacles pour le demandeur, est capital pour rendre la matière plus juste et équitable. Les codes socio-culturels ne devraient pas guider la prise de décision. Leur maîtrise ne devrait pas être une condition d’accès à la protection de l’asile.

BIBLIOGRAPHIE : Ouvrages principaux :

  • FASSIN, D., & KOBELINSKY, C. (2012). Comment on juge l’asile. L’institution comme agent moral. Revue française de sociologie, 53, 657-688.
  • TROPER, M. (2006). Une théorie réaliste de l’interprétation, Revista Opiniao Juridica. 301-318.
  • VALLUY, J. (2004). La fiction juridique de l’asile. Plein droit, la revue du GISTI, sur Cairn.info, 63, 17-22.
  • HERLIHY, J., JOBSON, L., TURNER, S. (2012). Just Tell Us What Happened to You: Autobiographical Memory and Seeking Asylum, Applied Cognitive Psychology, 661-676.

[i] SIMON, C. Is it a true Story telling? Production Clio Simon, 2018.

[ii] HERLIHY, J., JOBSON, L., TURNER, S. Just Tell Us What Happened to You: Autobiographical Memory and Seeking Asylum, Applied Cognitive Psychology, 2012.

[iii] Pour rappel, le requérant pour espérer obtenir le statut de réfugié doit nécessairement présenter un récit personnalisé tout en étant en cohérence avec les informations sur le pays dont disposent les agents de l’OFPRA et de la CNDA. De plus, le requérant doit parvenir à susciter la confiance du décideur ce qui nécessite qu’il puisse transmettre ses émotions considérés comme gage de crédibilité et de véracité.

[iv] VALLUY, J. Le fiction juridique de l’asile, Plein droit, p.17-22, 2004.

[v] FASSIN, D., KOBELINSKY, C. Comment on juge l’asile, l’institution comme agent moral, Revue française de sociologie, Cairn.info, 2012.

[vi] Souleymane Bachir Diagne, professeur de langue française à Columbia University, spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique, dans « Penseurs d’Afrique (1/5) : Introduction à la philosophie africaine » – Les chemins de la philosophie par Adèle Van Reeth.

[vii] La famille des langues bantoues est un ensemble de langues africaines qui regroupe environ 400 langues parlées dans une vingtaine de pays de la moitié sud de l’Afrique.

[viii] Dans le cadre d’une enquête réalisée sur 114 dossiers traités par 11 juges durant l’année 2009, Didier Fassin dresse trois portraits-type du rapporteur chargé de l’instruction des contentieux présentés par les requérants ou leur avocat devant la CNDA. On découvre que la grande majorité d’entre eux ont fait des études en sciences politiques, relations internationales ou en droit. Une seule de ces catégories regroupe des rapporteurs dont l’expertise découle de leur expérience au sein du monde associatif, notamment dans le domaine de la défense des droits de l’Homme. Toutefois, Didier Fassin met en exergue le fait que cette catégorie est minoritaire et que ces rapporteurs sont souvent singularisés au sein de l’Institution.

FASSIN, D., KOBELINSKY, C. Comment on juge l’asile, l’institution comme agent moral, Revue française de sociologie, Cairn.info, 2012.