Avocats Weiquan, Droits de l’homme et Droit constitutionnel en République Populaire de Chine : pression, répression, radicalisation
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Par Alexia Crutescu, étudiante au sein du Master Droit économique.
L’injustice sous forme de violations des droits de l’homme reste-t-elle une composante indissociable du système propre à la République Populaire de Chine (ci-après « Chine ») ? Les citoyens chinois sont, en effet, confrontés à une multitude de griefs, tels que les abus des forces de l’ordre, par exemple lors des campagnes Yanda (严厉打击暴力恐怖活动专项行动 yánlì dǎjí bàolì kǒngbù huódòng zhuānxiàng xíngdòng)[1], ou la censure, la corruption, ou encore la pollution des sols, de l’air et de l’eau. Dans ce contexte, des avocats prennent le risque de représenter ces citoyens, et d’affronter l’État et son administration, par le biais des institutions juridiques chinoises, et se heurtent ainsi fréquemment à une série d’obstacles. Ces avocats weiquan (维权律师wéiquán lǜshī), ou avocats défenseurs des droits de l’homme, se consacrent à la protection des droits et libertés individuels : certains sont prêts à poursuivre des affaires « politiquement sensibles » ou « interdites » qui défient l’ordre et les règles établis par le Parti Communiste Chinois (PCC). Les avocats weiquan essaient de provoquer un changement structurel dans la société chinoise, en s’appuyant sur des bases juridiques et politiques, et utilisent souvent le droit constitutionnel comme fondement de leur argumentation.
Cependant, le nombre d’avocats weiquan est aujourd’hui très faible, et il continue de diminuer, car le système juridique chinois exerce une pression constante sur la profession juridique, et en particulier sur les avocats militants ; ils risquent en effet d’être détenus, harcelés voire torturés. Bien que les avocats weiquan ne représentent qu’une faible minorité des avocats chinois, leur lutte et leur radicalisation nous renseigne sur le système juridique chinois.
Cet article s’appuie principalement sur des sources anglo-saxonnes, et est écrit d’un point de vue extérieur à la Chine, ayant pour repère les principes d’État de droit et des Droits de l’Homme, tels qu’on les entend par exemple en France. Le droit chinois est issu d’une longue tradition, et la République Populaire de Chine continue d’instiller régulièrement des éléments du droit traditionnel dans le droit contemporain. Les notions de libertés individuelles ou de propriété privée, notamment, sont différentes en Chine, où les communautés, la famille et les rapports hiérarchiques, sont considérés comme plus importants aux yeux de la société et du droit (Confucianisme oblige) [2]. Cet article se propose donc de présenter les avocats weiquan, au travers d’une perception des droits de l’homme vue de l’occident.
À titre d’exemple, une courte biographie de Chen Guangcheng illustre le parcours exceptionnel d’un avocat weiquan. Né en 1971 dans un village de Shandong et ayant perdu la vue à l’âge de cinq mois, Chen fut sensibilisé à la discrimination et aux injustices dès son plus jeune âge. Plus tard, après avoir obtenu une licence en médecine chinoise, il retourna à son village natal dans le but de défendre ses concitoyens contre l’arbitraire des fonctionnaires locaux, et il commença à étudier le droit. En 2005, cet avocat non-voyant et autodidacte, intenta une action en justice contre le gouvernement local du Shandong, à l’est de la Chine, et accusa les responsables d’avoir appliqué la politique de l’enfant unique de manière illicite, en forçant des femmes à avorter tardivement, ou encore en imposant la stérilisation obligatoire. Dès lors, Chen fut condamné par l’État à plus de quatre ans de prison, sous prétexte d’avoir endommagé des biens de propriété privée. Lors de sa libération, Chen, mais aussi sa famille, furent assignés à résidence pour une durée indéterminée, période au cours de laquelle ils subirent régulièrement de nombreux châtiments corporels par les forces de l’ordre, ainsi que par des représentants du Parti. Ce n’est qu’en 2012 que Chen réussit à s’échapper de sa détention, et à se réfugier à l’ambassade américaine de Beijing, après diverses péripéties. Chen et sa famille trouvèrent refuge aux États-Unis, où il poursuivit ses études de droit [3][4]. Chen Guangcheng est reconnu aujourd’hui comme l’un des symboles du mouvement weiquan, et il continue de militer activement pour ses convictions, notamment à travers son autobiographie The Barefoot Lawyer: A Blind Man’s Fight for Justice and Freedom in China [5].
Nous nous intéresserons au parcours des avocats weiquan en trois temps. En premier lieu, nous analyserons la place des droits de l’homme dans la Constitution (I). Nous établirons par la suite en deux temps une catégorisation (II), puis un processus de radicalisation des avocats weiquan (III).
I- Les droits de l’homme et le droit constitutionnel en République Populaire de Chine
Certains avocats weiquan fondent leurs arguments sur le droit constitutionnel, car le Chapitre II de la Constitution de la République Populaire de Chine (中华人民共和国宪法 Zhōnghuá Rénmín Gònghéguó Xiànfǎ) garantit a priori les droits fondamentaux : les articles suivants en sont des exemples [6].
第三十三条
Article 33
[…]
中华人民共和国公民在法律面前一律平等。
Tous les citoyens de la République Populaire de Chine sont égaux devant la loi.
国家尊重和保障人权。
L’État respecte et protège les droits de l’homme.
任何公民享有宪法和法律规定的权利,同时必须履行宪法和法律规定的义务。
Tout citoyen bénéficie des droits fixés par la Constitution et la Loi, et a le devoir d’exécuter ses obligations prévues par la Constitution et la Loi.
第三十五条
Article 35
中华人民共和国公民有言论、出版、集会、结社、游行、示威的自由。
Les citoyens de la République Populaire de Chine disposent de la liberté de parole, de presse, de réunion, d’association, de défiler et de manifester.
第三十七条
Article 37
中华人民共和国公民的人身自由不受侵犯。
La liberté individuelle des citoyens de la République Populaire de Chine est inviolable.
任何公民,非经人民检察院批准或者决定或者人民法院决定,并由公安机关执行,不受逮捕。
Aucun citoyen ne peut être arrêté sans l’approbation ou la décision d’un parquet populaire, ou sans la décision d’une cour populaire de justice ; toute arrestation est effectuée par les organes de la Sécurité publique.
禁止非法拘禁和以其他方法非法剥夺或者限制公民的人身自由,禁止非法搜查公民的身体。
Sont interdits toute incarcération illégale ou tout autre moyen illégal privant de ou entravant la liberté individuelle des citoyens, et toute fouille corporelle illégale.
第四十六条
Article 46
中华人民共和国公民有受教育的权利和义务。
Les citoyens de la République Populaire de Chine ont le droit et le devoir de s’instruire.
[…]
Au visa des articles du Chapitre II de la Constitution, les avocats chinois devraient donc être dans la mesure de défendre leurs clients contre la violation de leurs droits et libertés individuelles. Cependant, ces textes mettent l’accent sur les deux termes distincts « droits » (权利 quánlì) et « devoirs » ou « obligations » (义务 yìwù). Les droits fondamentaux des citoyens ne peuvent donc être exercés qu’à certaines conditions exposées notamment aux articles 51 à 56 du même chapitre. Les articles 51 et 54 sont particulièrement intéressants :
第五十一条
Article 51
中华人民共和国公民在行使自由和权利的时候,不得损害国家的、社会的、集体的利益和其他公民的合法的自由和权利。
Lorsque les citoyens de la République Populaire de Chine exercent leurs droits et libertés, ils ne doivent nuire ni aux intérêts de l’État, de la société, de la collectivité, ni aux libertés et droits des autres citoyens.
第五十四条
Article 54
中华人民共和国公民有维护祖国的安全、荣誉和利益的义务,不得有危害祖国的安全、荣誉和利益的行为。
Les citoyens de la République Populaire de Chine ont le devoir de protéger la sécurité, l’honneur et les intérêts de la patrie ; ils ne doivent pas avoir un comportement qui nuit à la sécurité, à l’honneur et aux intérêts de la patrie.
Les droits et les libertés individuels ne sont garantis par la Constitution qu’à certaines conditions, celles-ci pouvant être interprétées au bon gré du PCC – retenons ici qu’il n’y a pas de séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire en Chine [7]. Prenons l’exemple de Chen Guangcheng : l’action qu’il intenta en 2005, fut considérée comme contraire à la sécurité et à l’intérêt de l’État ; il ne pouvait donc plus jouir de ses droits et libertés garantis par l’article 37 relatif à la liberté individuelle et à la procédure pénale. Ces obligations énumérées dans la Constitution, sont ainsi le premier obstacle que rencontrent les avocats weiquan. C’est donc précisément la Constitution qui, à première vue, garantit le respect des droits de l’homme, mais simultanément empêche les avocats d’invoquer ces droits devant les tribunaux.
Par ailleurs, puisqu’il n’y a pas de séparation des pouvoirs, il n’existe également pas de hiérarchie des normes : la Constitution ne prime pas sur la Loi. Le PCC exige systématiquement que les juges fondent leurs décisions sur la Loi, et non pas sur la Constitution, lorsque leurs règles de droit sont contradictoires. Cette assertion s’appuie notamment sur le fait que les contrexemples sont très rares : nous pourrions citer ici l’arrêt de la Cour populaire suprême (CPS) dans l’affaire Qi Yuling de 2001 [8], où la CPS autorisa les tribunaux à utiliser la Constitution comme base légale de leurs décisions (dans le cadre de l’affaire Qi Yuling, il s’agissait du droit d’accès à l’éducation garantit à l’article 46) [9]. Cependant, ce bref écart de la jurisprudence de la CPS fut vivement critiqué par le PCC, et ne représente plus qu’un contrexemple ponctuel aux décisions des cours chinoises ; cette décision a par ailleurs été officiellement annulée. D’autre part, dans cette affaire, le recours à la Constitution ne fut pas conduit à l’encontre de l’État, mais d’une personne physique. Il n’est donc pas possible de conclure à partir de l’affaire Qi Yuling que la Constitution est susceptible d’être invoquée avec succès devant un tribunal chinois dans le but de limiter le pouvoir de l’État. Bien au contraire, l’annulation de la décision pourrait même signaler un éloignement davantage important de l’État et des tribunaux chinois par rapport au droit constitutionnel.
La vocation des avocats weiquan est ainsi empreinte d’une certaine ironie : bien que les droits qu’ils souhaitent faire valoir à leurs clients soient consacrés par la Constitution, le recours à cette dernière est doublement empêché par la Constitution elle-même et par l’absence de séparation des pouvoirs. En vue de cette double contrainte, certains avocats weiquan essayent tout de même de fonder leurs arguments sur le droit posé par les lois, tandis que d’autres privilégient des voies alternatives, et essaient de gagner leurs procès et de promouvoir une évolution politique en faisant pression sur le gouvernement en dehors des tribunaux.
II- La catégorisation des avocats weiquan par Cullen et Fu
Fu Hualing et Richard Cullen [10][11] ont établi trois catégories principales d’avocats weiquan : les avocats « modérés » (moderate), « critiques » (critical) et « radicaux » (radical). Afin de procéder à la description et à l’analyse de ces catégories, il est important tout d’abord de définir la différence entre les affaires « sensibles » et celles « interdites ». Les affaires dites « sensibles », telles que celles portant sur la censure, ne sont pas encouragées par le PCC, sont rarement entendues, et encore moins médiatisées. D’autre part, les affaires « interdites » ne seront jamais entendues : le gouvernement interdit aux tribunaux de juger une affaire de la sorte. Elles concernent, à titre d’exemple, les affaires portant sur les mouvements séparatistes. C’est sur la base de cette distinction que Fu et Cullen fondent, en partie, leur typologie.
Les avocats weiquan modérés, s’efforcent de corriger l’injustice, mais choisissent de travailler sur la base du droit positif, et de se conformer au système juridique et politique existant. Ils ne font donc pas usage des réseaux sociaux ou de grèves pour provoquer des changements sociaux ou politiques, se limitant au plaidoyer devant les tribunaux.
Les avocats weiquan critiques choisissent souvent des affaires politiquement sensibles et évitent les affaires politiquement interdites. Ils critiquent ardemment le système, mais restent prudents quant au langage qu’ils emploient.
Les avocats weiquan radicaux prennent en charge les cas politiques très sensibles, et essaient parfois de poursuivre des affaires politiquement interdites. Ils veulent influencer leur communauté et déstabiliser l’ordre établi par des méthodes parfois extrêmes, telles que l’organisation de mouvements sociaux ou l’incitation à la violence. Une classification distincte existe parmi ces avocats, selon les techniques qu’ils emploient et l’objectif qu’ils poursuivent. Le premier groupe a acquis le surnom d’avocats die-hard (死磕 sǐkē), grâce à leur esprit combatif et à leurs convictions. Ils se battent principalement devant les tribunaux, et justifient leurs succès et influence sur le fondement d’arguments juridiques efficaces. Un second groupe peut être qualifié de politique, car il désigne les avocats qui ont été profondément frustrés et désillusionnés par le système politique et juridique chinois. Leur objectif à long-terme est le renversement de l’État ; ils essaient donc de faire pression sur le gouvernement, en dehors des tribunaux. Enfin, la troisième catégorie désigne les avocats qui poursuivent essentiellement des affaires d’intérêt général. Ils travaillent sur des questions juridiques courantes, telles que les expropriations par l’État, et ont comme objectif le changement social par le biais de l’éducation et du plaidoyer. Ils luttent notamment contre la discrimination, la violence domestique et pour les droits des consommateurs.
Cette typologie permet ainsi de distinguer plusieurs catégories d’avocats défenseurs des droits de l’homme en Chine. Cependant, il n’est pas rare qu’un avocat s’associe dans un premier temps au groupe « modéré », pour ensuite devenir progressivement « radical », ayant été déçu par les institutions légales [12]. Ce processus de radicalisation des avocats weiquan n’a cependant pas pour seule cause le système politico-juridique ; d’autres facteurs tels que l’expérience personnelle, l’influence des clients, et la répression (dont sont victimes les avocats), contribuent au développement de leur identité.
III- Le processus de radicalisation des avocats weiquan
A. L’expérience personnelle et la pression des clients
La radicalisation de nombreux avocat weiquan peut, dans un premier temps, être attribuée à leur expérience personnelle ; tel est le cas, par exemple, de Chen Guangcheng, ayant été victime de discriminations dues à son handicap, et étant témoin d’injustices quotidiennes subies par les habitants de sa ville natale. Tel est aussi le cas de certaines avocates féministes qui ont connu l’inégalité entre les genres. En effet, elles observent que, tandis que la Constitution ainsi que la loi défendent l’égalité entre les genres, les revendications des femmes sont souvent négligées en réalité. Elles considèrent alors que la seule voie disponible pour se faire entendre est l’activisme politique et l’exercice du droit weiquan [13].
D’autre part, la pression effectuée par des clients qui ont souffert de violations de leurs droits par l’État, peut aussi être une cause de radicalisation des avocats [14]. Ces clients, qui sont souvent eux-mêmes radicalisés, n’ont pas d’autres choix que de recourir aux avocats weiquan, ou de se faire justice par des représailles ou par la violence.
À titre d’exemple, l’histoire de Yang Jia, un citoyen chinois de vingt-huit ans, exécuté en 2008 par injection létale pour avoir assassiné six policiers, illustre cette radicalisation. Au cours des années précédentes, le jeune homme fut arrêté à tort et prétendument battu à deux reprises par les forces de l’ordre. Yang Jia essaya par plusieurs moyens d’être indemnisé pour ces abus, mais les policiers en question ne furent jamais poursuivis en justice. À titre de vengeance, Yang Jia entra dans une station de police de Shanghai, et poignarda à mort six policiers.
À la suite de cet événement, les médias étrangers [15][16] signalèrent un certain nombre de points intéressants. En effet, lors des procès de Yang Jia (qui se sont déroulés à huis clos malgré les appels à un procès public), de nombreux manifestants se réunirent devant les tribunaux pour soutenir Yang Jia. Il devint alors pour certains citoyens un symbole de résistance contre les abus des forces de l’ordre et l’opacité de la justice chinoise. De nombreux autres incidents furent allégués par des utilisateurs de réseaux sociaux chinois, et retransmis par les journaux étrangers. Par exemple, la mère de Yang Jia, qui aurait pu procurer des informations au sujet de son fils, disparut le lendemain de l’arrestation de Yang Jia, et ne fut relâchée que quelques jours avant l’exécution de son fils. Un autre internaute chinois prétendit que Yang Jia fut torturé par les forces de l’ordre pendant son interrogatoire ; il fut promptement arrêté pour propagation de fausses informations. Inversement, les médias chinois (ceux disponibles en France, du moins), sont restés laconiques sur le sujet : ils se sont bornés à affirmer la cruauté du crime, et à insister sur la légalité de la procédure pénale, de l’arrêt prononcé par la CPS et de l’exécution de Yang Jia [17].
Cet exemple illustre donc que le mépris des droits de l’homme par les forces de l’ordre et par la justice chinoise pousse certaines personnes à la violence. Les représailles violentes de Yang Jia ont aussi créé un mouvement d’opposition à l’État : les manifestants revendiquent leurs droits par l’intermédiaire de Yang Jia, et les parents de ce dernier ont aussi exprimé leur désillusionnement profond vis-à-vis de la justice et du gouvernement chinois [18]. Certains avocats weiquan, par sympathie avec leurs clients, suivront donc ce processus de radicalisation.
B. Pression et répression de l’État
La radicalisation progressive d’un certain nombre d’avocats weiquan s’explique, d’autre part, par la pression et la répression exercées par l’État. Dans un premier temps, la pression sur les avocats défenseurs des droits de l’homme comporte deux sources principales : le contrôle des tribunaux par l’État et le contrôle bureaucratique de la profession juridique.
Au-delà de l’impossibilité de revendiquer les droits constitutionnels de leurs clients, les avocats weiquan font face à un système juridique contrôlé par l’État. En effet, les tribunaux sont autorisés, voire obligés par le PCC, à refuser le dépôt de certains litiges, à refuser d’entendre les moyens élevés par certains avocats, ou encore à abandonner leur pouvoir au profit de représentants du gouvernement qui trancheront des litiges à leur place [19]. Par ailleurs, les forces de l’ordre sont parfois employées par l’État, afin d’empêcher les avocats de représenter leurs clients devant les tribunaux. En effet, lors du « Scandale du lait frelaté » de 2008, plusieurs associés du cabinet représentant les victimes de ce scandale sanitaire, furent détenus illégalement jusqu’à ce qu’ils jurent qu’ils n’interfèreraient plus aux procès concernant cette crise [20].
Le contrôle de l’État s’étend aussi à la profession même des avocats : un système de pression bureaucratique est en place, afin d’inspecter et de restreindre leur activité. En effet, les différents « bureaux de justice », ainsi que la « All China Lawyers Association » (ACLA), effectuent des contrôles réguliers sur la profession juridique. Les avocats chinois, ainsi que les cabinets, ne peuvent exercer leur profession qu’à condition d’avoir une licence valide, laquelle est annuellement réévaluée par la ACLA. Or, la licence des avocats weiquan peut être révoquée sans motif, du fait qu’ils aient été impliqués dans des cas « politiquement sensibles », ou qu’ils aient représenté un client radicalisé [21].
Ces mécanismes d’influence sur le système judiciaire permettent ainsi à l’État de restreindre le champ d’action des avocats défenseurs des droits de l’homme. Cela peut avoir deux conséquences opposées : certains avocats abandonnent leurs ambitions, et s’autocensurent en se limitant à poursuivre des affaires ne visant pas à contester l’ordre politique chinois. En parallèle, d’autres avocats, profondément frustrés par ce régime, deviennent progressivement radicaux, cherchant à déstabiliser cet ordre par divers moyens.
Les formes de pression de l’État ne se limitent cependant pas aux systèmes judiciaires et administratifs. Les exemples de Chen Guangcheng ou des avocats lors du scandale du lait frelaté, illustrent le fait que l’État exerce une répression sans relâche sur les avocats considérés comme « dissidents ». Des avocats ciblés par cette répression, disent avoir été victimes de menaces, torture, disparition forcée, surveillance policière, violence verbale, et bien d’autres formes de violence [22]. À ce sujet, on observe à nouveau une différence majeure entre les médias étrangers, et ceux contrôlés par l’État chinois : d’un côté, les médias étrangers abondent de reportages et d’interviews avec des avocats weiquan victimes de persécution ou avec leurs familles. Nous pourrions, par exemple, citer un article relatant la disparition d’un avocat, dont la femme n’a plus eu de nouvelles mille jours après son arrestation [23]. De l’autre côté, une recherche utilisant des mots clés tels que « avocats weiquan » sur le site du journal officiel Le Quotidien du Peuple se révèle peu fructueuse. En effet, parmi le nombre très réduit d’articles prêtant attention à ce sujet, il semble que les rédacteurs se bornent à diffamer les avocats qualifiés de « dissidents » (异见人士 yìjiàn rénshì), ou encore à affirmer que l’opinion publique favorable à leur cause diffusée par les médias dans les pays de l’Ouest serait un « complot » (阳谋yángmóu) ayant pour objectif de réduire l’influence et le soft power chinois dans le monde [24].
L’État a par ailleurs développé un régime de contrôle et de terreur par l’intermédiaire de répression de masse et de campagnes de diffamation, notamment lors du « 709 Crackdown » de juillet 2015. En effet, au cours de cette campagne, environ deux cent cinquante avocats et activistes défenseurs des droits de l’homme furent arrêtés, détenus et interrogés par les autorités. Ils furent notamment accusés d’inciter à l’instabilité sociale [25]. Le rôle des médias chinois fut aussi déterminant : de nombreuses campagnes de diffamation furent employées, afin de nuire à la réputation des avocats weiquan [26]. À titre d’exemple, certains avocats détenus par les forces de l’ordre ont été forcés de confesser leur activité « criminelle » à la télévision chinoise, d’affirmer qu’ils sont en bonne santé (afin d’écarter tout soupçon de torture), et d’exposer leurs communications privées de messages WhatsApp devant les téléspectateurs [27]. Après le 709 Crackdown, le nombre d’avocats weiquan s’est encore affaibli. Certains sont encore portés disparus, d’autres sont réfugiés à l’étranger, d’autres encore ont cessé leur activité afin d’échapper à la répression, et certains deviennent ainsi peut-être davantage radicalisés, dans la volonté de mettre fin au régime qui les oppresse.
La difficulté de la mission des avocats weiquan illustre ainsi la complexité du système juridique, politique et médiatique chinois. Leur parcours exprime en effet les revendications d’une société en pleine mutation : la transformation économique de la Chine depuis les années 1980 a entraîné de nombreux changements, comme l’amélioration tangible du niveau de vie en parallèle d’une aggravation sensible des inégalités [28]. Cette évolution de la société entraîne donc des revendications sociétales, confrontées à un droit chinois qui peine à y répondre. L’histoire et la radicalisation des avocats weiquan est donc le signal manifeste de ce changement, et seul l’avenir nous indiquera si ces derniers parviendront à imposer leur influence, face à un État a priori toujours plus répressif, dans un contexte où les droits de l’homme restent en perte de vitesse.
[1] S. Trevaskes, Severe and Swift Justice in China : Brit. J. Criminol. 2007, p. 23-41.
[2] E. Kroker, The Concept of Property in Chinese Customary Law : Asiatic Society of Japan, 1958, p. 123-146.
[3] J. Lovell, The Barefoot Lawyer by Chen Guangcheng review – a story of imprisonment, escape and tenacity : The Guardian, 23 avril 2015, [https://www.theguardian.com/books/2015/apr/23/the-barefoot-lawyer-chen-guangcheng-review-determination]
[4] BBC, « China’s blind activist Chen Guangcheng », 19 mai 2012,
[https://www.bbc.com/news/world-asia-17866176]
[5] G. Chen, The Barefoot Lawyer: A Memoir : Penguin Canada, 2015.
[6] Constitution de la République Populaire de Chine, Chapitre II : Droits et devoirs fondamentaux des citoyens.
[7] R. Peerenboom, Judicial Independence in China: Lessons for Global Rule of Law Promotion : Cambridge University Press, 2009.
[8] Cour populaire suprême chinoise, 2001, Qi Yuling vs. Chen Xiaoqi et al.
[9] T. Kellogg, Constitutionalism with Chinese characteristics? Constitutional development and civil litigation in China : Int. J. Const. Law, 2009, p. 215-246.
[10] H. Fu et R. Cullen, Climbing the Weiquan Ladder: A Radicalizing Process for Rights-Protection Lawyers : China Quarterly 40, 2011, p. 40-59.
[11] H. Fu et R. Cullen, Weiquan (Rights Protection) Lawyering in an Authoritarian State: Building a Culture of Public-Interest Lawyering : The China Journal 59, 2008, p. 111-127.
[12] Cf. Fu et Cullen, n° 10.
[13] S. Veg, Minjian: The Rise of China’s Grassroots Intellectuals : Columbia University Press, 2019, p. 164-203.
[14] Cf. Fu et Cullen, n° 10.
[15] D. Barboza, Police Officers’ Killer, Hero to Some Chinese, Is Executed : The New York Times, 26 novembre 2008, [https://www.nytimes.com/2008/11/27/world/asia/27shanghai.html]
[16] H. Zhang, Chronicle of a death foretold: Few in China doubt the guilt of convicted cop-killer Yang Jia, but many are questioning the criminal justice system itself : The Guardian, 5 septembre 2008,
[https://www.theguardian.com/commentisfree/2008/sep/05/china.humanrights]
[17] 上海新闻 [Journal de Shanghai],袭警杀人案罪犯杨佳26日上午在上海被执行死刑 [Yang Jia, l’assassin des policiers, a été exécuté à Shanghai le matin du 26 novembre],26 novembre 2008,
[http://sh.eastday.com/qtmt/20081126/u1a504834.html]
[18] Cf. Barboza, n° 15.
[19] E. Pils, The Party’s Turn to Public Repression: An Analysis of the ‘709’ Crackdown on Human Rights Lawyers in China : China Law and Society Review 3, 2018, p. 1-48.
[20] Cf. Fu et Cullen, n° 10.
[21] Cf. Pils, n° 19.
[22] Chinese Human Rights Defenders, End Violence Against Human Rights Lawyers, 2015, [www.nchrd.org/ 2015/10/end-violence-against-human-rights-lawyers/]
[23] Editorial, China human rights: Wife marches for ‘vanished’ husband, 4 avril 2018, [https://www.bbc.com/news/world-asia-china-43644599]
[24] Q. Wang et S. Wen, 环球时报:支持中国异见人士,西方的“阳谋”[Global Times : Soutenir les dissidents en Chine, un « complot » occidental] : 人民网 [Le Quotidien du People en ligne], 28 janvier 2014,
[http://opinion.people.com.cn/n/2014/0128/c1003-24250022.html]
[25] Amnesty International, Third Anniversary of the lawyers crackdown in China: Where are the human rights lawyers?, 2018, [https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2018/07/china-human-rights-lawyers-crackdown-third-anniversary/]
[26] Cf. Pils, n° 19.
[27] G. Chen, J. Chen et Y. Cao, Turning the Tables: Interviews with Chen Guiqiu & Chen Jiangang About Revealing the Torture of Lawyer Xie Yang and the Smear Campaign That Followed During the 709 Crackdown : China Change, 28 juillet 2020,
[https://chinachange.org/2020/07/28/turning-the-tables-interviews-with-chen-guiqiu-chen-jiangang-about-revealing-the-torture-of-lawyer-xie-yang-and-the-smear-campaign-that-followed-during-the-709-crackdown/]
[28] A. Kroeber, China’s Economy: What Everyone Needs to Know : Oxford University Press, 2016