Les droits de la nature, un changement de paradigme

Par Blanche Mourre, étudiante au sein du Master Droit économique. 

 L’urgence climatique est désormais avérée. La question centrale et brûlante qui se pose est donc celle de savoir quels sont les outils à notre disposition pour combattre la crise et protéger efficacement la nature. Ainsi, la question de l’adaptation, ou plutôt de l’adaptabilité de notre système juridique à la prise en compte de ces enjeux cruciaux mérite d’être examinée. Depuis les années 70, émerge progressivement la possibilité de reconnaître cette dernière comme sujet de droit. Il s’agit là d’une question chaque jour plus pertinente en dépit de son côté apparemment « spectaculaire », qui se situe au croisement du droit, de la philosophie et des sciences politiques. Ainsi, les droits de la nature sont aujourd’hui au cœur de l’actualité. Par exemple, récemment, en avril 2021, la rivière Magpie, située au Nord-Est du Québec dans le territoire Nitassinan de la communauté Innu d’Ekuanitshit, s’est vue reconnaître la personnalité juridique[1]. Celle-ci se trouvant menacée par des activités hydroélectriques, la municipalité régionale du comté de Minganie et le Conseil des Innus Ekuanitshit ont adopté deux résolutions lui conférant la personnalité morale et consacrant neuf droits fondamentaux dont elle est titulaire, parmi lesquels le droit de vivre, le droit au respect de ses cycles naturels, le droit d’ester en justice… Des Gardiens ont également été nommés, ayant la responsabilité d’agir dans son intérêt, d’intenter des actions légales en son nom, ainsi que de réclamer des dommages et intérêts à son profit. C’était là une première historique au Canada, affirmant pour la première fois une conception alternative et éco-centrée des relations entre l’homme et la nature. 

Nous examinerons dans un premier temps les origines de cette théorie et ses applications pratiques à travers le monde, et plus particulièrement en Amérique Latine, pour analyser dans un deuxième temps  ses implications philosophiques et juridiques et montrer l’importance de ce changement de paradigme.

 

I) Les droits de la nature : de la théorie à la pratique

a) Origine du mouvement théorique

Christopher Stone a le premier, dans son ouvrage Should trees have standing ? Towards legal rights for natural objects (1972), conceptualisé et analysé la possibilité de reconnaître à la nature la qualité de sujet de droit. Cette étude fondatrice a été publiée dans le contexte de l’affaire « Sierra Club v Morton » (405 U.S. 727), dans laquelle l’ONG Sierra Club s’opposait à un projet de construction de station de ski dans un parc naturel des montagnes de la Sierra Nevada. La Cour Suprême des Etats-Unis a rejeté l’action en justice du Sierra Club car le club n’avait pas allégué de préjudice, mais l’opinion dissidente du juge William Douglas est particulièrement intéressante en ce qu’elle se situe dans le sillage des travaux de Stone et plaide en faveur de l’attribution de la qualité à agir en justice à ces « objets inanimés ».

La reconnaissance de droits de la nature s’inscrit aussi dans une évolution du droit international[2]. On peut ainsi, peut-être, déceler un indice d’une telle évolution dans le rapport et les recommandations formulées en 2010 par le Secrétaire Général de l’ONU, faisant la promotion de la vie en harmonie avec la nature[3].

Un des principaux arguments permettant d’envisager la nature comme sujet de droit est le fait que la notion même de personnalité juridique est une fiction juridique, une construction artificielle[4]. La personnalité juridique des personnes morales en est une excellente illustration. On observera aussi d’ailleurs que le droit n’a pas toujours reconnu tous les hommes comme sujets de droits, les personnes de couleur, les femmes, les indiens, tout comme les esclaves n’ayant pendant longtemps pas été pleinement reconnus comme tels. Le droit est flexible, par nature évolutif, et peut donc demain admettre des concepts qu’il excluait hier. Il n’est donc pas inconcevable que le droit, face aux défis de la protection environnementale, puisse élargir le champ de la personnalité juridique au-delà de ses limites actuelles, exactement comme il l’a fait avec l’invention de la personnalité juridique des personnes morales. Comme le dit Christopher Stone, rien ne s’oppose conceptuellement à ce qu’un fleuve ou une forêt puissent se voir reconnus comme porteurs de droits. La question est dès lors de déterminer les critères selon lesquels devraient être définis ces nouveaux territoires de la « communauté morale »[5].

Comme le disait Hans Kelsen : « la notion de sujet de droit ou de personne est une construction artificielle, un concept anthropomorphique créé par la science juridique en vue de présenter le droit de façon suggestive. En fait la « personne » ne désigne qu’un faisceau d’obligations, de responsabilités et de droits subjectifs, donc un ensemble de normes »[6]. La revendication écocentrique du droit de la nature s’inscrirait donc dans la continuité de l’histoire de nos institutions juridiques. On peut même y voir, comme l’a dit pertinemment Roderick Nash, un développement de l’idéal démocratique, légitimant son nouveau statut juridique[7]. Il décrit ainsi, dans son ouvrage de 1977 Do rocks have rights ? l’écocentrisme comme une nouvelle étape dans l’extension de la démocratie, dans la continuité de la tradition libérale[8].

On peut ainsi parler d’une évolution vers une acceptation de la personnification de la nature qui, selon Marie-Angèle Hermitte, est à la fois substantielle et procédurale[9]. En effet, personnifier la nature impose non seulement d’attribuer à des non-humains comme des animaux des caractères sensibles, rendant ainsi compte du caractère vivant de la nature, mais aussi de leur permettre d’agir en leur nom à travers leurs représentants. L’idée avancée par Stone est maintenant de plus en plus solidement ancrée : tout élément de la nature doit pouvoir agir en son nom propre.

La personnalisation de la nature et la reconnaissance de son droit d’agir s’accompagnent ainsi d’une reconnaissance de ses droits et devoirs, ainsi que de l’attribution d’un patrimoine. Elle va également de pair avec une limitation nécessaire du droit de propriété contre l’appropriation des espaces et de ressources[10].

b) Mise en application

La reconnaissance des droits de la nature a cessé d’être une simple hypothèse théorique ; c’est d’ores et déjà une réalité embrassée par le droit dans plusieurs pays, où on trouve des exemples très concrets.

 

A titre liminaire, il convient de préciser qu’il faut établir une distinction entre les pays accordant la personnalité juridique à la nature dans son ensemble, comme l’Equateur ou la Bolivie, et ceux qui limitent cette reconnaissance à certaines de ses composantes (tel que des fleuves), comme  l’Inde, la Nouvelle-Zélande ou la Colombie[11].

En Amérique latine en particulier, plusieurs pays ont entériné les droits de la nature dans leur système juridique.

L’Equateur a ainsi adopté, le 28 septembre 2008, la première Constitution reconnaissant la qualité de sujet de droit à la nature, ou « Pachamama » (soit la « Terre mère », dérivé de Pacha, la terre ou le cosmos en quechua et aymara, et « mama », la mère)[12]. Les droits de la nature occupent ainsi une position centrale dès le préambule de la Constitution, et l’ensemble du Titre 7 y est consacré[13]. Ces droits sont garantis par la faculté, reconnue par l’article 71 de la Constitution, à toute personne, communauté, peuple ou nationalité, d’exiger de l’autorité publique qu’elle intervienne pour les protéger[14]. La Constitution est d’autant plus novatrice qu’elle promeut les cosmovisions indigènes et reconnaît pleinement le non-humain comme  sujet de droit[15]. Le cas équatorien est d’autant plus remarquable qu’il s’inscrit dans la mouvance du néo-constitutionnalisme, faisant de la Constitution le siège non seulement de règles juridiques, mais aussi de principes et de valeurs métajuridiques : un grand nombre de droits sont donc constitutionnalisés en Amérique Latine. La Constitution devient par là-même un cadre juridique particulièrement adapté à l’instauration d’un nouveau rapport entre l’homme et la nature ; comme l’a pertinemment dit un auteur, les droits de la nature sont « colorés du langage du constitutionnalisme »[16].

En Bolivie, le parlement a adopté en décembre 2010 la Loi relative aux Droits de la Terre Mère[17]. Celle-ci, votée la veille de la Conférence des parties de la CCNUCC[18] à Cancún, consacre des « principes contraignants », « savant mélange de soft law et hard law »[19], parmi lesquels l’harmonie et la prévalence de l’intérêt de la société en tant que bien collectif sur l’intérêt individuel. L’article 3 définit la « Terre mère » comme un système vivant, dynamique et sacré, dans la cosmovision indigène. L’article 5 consacre quant à lui le fait que la Terre Mère est un sujet collectif d’intérêt général titulaire de droits. L’article 7 consacre le droit à la vie, la diversité, l’accès à l’eau, à l’air pur, à l’équilibre, à la restauration, et à une vie sans pollution. La loi sur les droits de la Terre Mère de 2010 reste cependant moins forte que la Constitution de l’Equateur, et son adoption s’est faite dans l’urgence, sans consensus et sans consultation préalable. Les actions du gouvernement présidé par Evo Morales n’ont d’ailleurs pas toujours été cohérentes avec l’esprit de cette loi qu’il avait pourtant personnellement promue. Celui-ci a par exemple voulu faire construire une autoroute de 400 km sur une terre indigène Tipnis pour devoir faire marche arrière face à la réaction des communautés indigènes, ce qui a mené à l’adoption le 24 octobre 2010 d’une loi sur l’intangibilité du parc national. De telles contradictions révèlent la distance qui peut exister entre l’action locale et les principes affirmés sur la scène internationale[20].

En Colombie, a été adoptée en 1991 ladite « constitution verte »[21], consacrant un grand nombre de droits fondamentaux pouvant être protégés par deux types de recours juridiques, l’acción  de tutela ou l’acción popular. On constate aussi dans ce pays un fort « activisme jurisprudentiel »[22]. Un des arrêts les plus importants pour la consécration de la nature comme personne morale est ainsi l’arrêt de « tutela » du 10 novembre 2016 (T-622/16) de la Cour constitutionnelle, qui a reconnu la personnalité morale du fleuve Atrato, la déclarant titulaire de droits devant être protégés. La Cour constitutionnelle souligne qu’elle “conçoit la nature comme un véritable sujet de droits et soutient les conceptions du monde plurielles et alternatives”. Elle affirme également que “l’approche écocentrique part de l’idée de base que la Terre n’appartient pas à l’Homme et suppose au contraire que l’Homme est celui qui appartient à la Terre, comme toute autre espèce”.[23]

La personnalité morale a aussi été accordée à l’Amazonie par la fameuse décision de la Cour Suprême colombienne STC-4360-2018 du 5 avril 2018, rendue sur un recours de « tutela »[24]. Cette décision adopte également une vision écocentrique du droit : “repenser l’éthique juridique en tant que substance d’une nouvelle conception juridique repose sur un respect défini et une solidarité qui dépasse le cadre personnel et individualiste pour voir, penser et agir à partir de la compréhension de l’autre, de la Terre, de la nature et du planétaire pour la survie humaine[25].

Au Costa Rica, l’article 1 de la loi n°7412 du 3 juin 1994 consacre le droit à un environnement sain et écologiquement équilibré, et l’intérêt à agir de toute personne pour préserver ce droit (recours d’amparo)[26].

Dans d’autres pays, on trouve aussi divers exemples concrets de mise en application des droits de la nature.

En Nouvelle-Zélande, le parc national de Te Urewera a ainsi obtenu en 2014 la personnalité morale et dispose aujourd’hui d’un Conseil d’administration. En mars 2017, le Parlement a accordé la personnalité juridique au fleuve Whanganui, ou « Te Awa Tupua », faisant valoir qu’il était une entité vivante. Les autochtones se battaient depuis de nombreuses années pour obtenir cette reconnaissance. « Aujourd’hui, nous reconnaissons le sacrifice et la souffrance de la tribu Whanganui, qui s’est battue près de cent cinquante ans pour arrêter l’exploitation de cette force vitale », a ainsi affirmé le jour du vote Te Ururoa Flavell, responsable du Parti maori[27]. Les « gardiens » prévus par le parlement sont deux entités juridiques qui assurent la protection juridique du fleuve : le groupe Te Kopuka, groupe très ouvert chargé de la réflexion sur le devenir du fleuve, et le groupe Te Pou Tupua, composé d’un représentant du gouvernement et d’un représentant des tribus, chargé de la représentation juridique du fleuve. En 2017, le mont Taranaki a aussi été reconnu comme personnalité morale et entité vivante.

En Inde, la Haute cour de l’Etat de l’Uttarakhand a reconnu le 20 mars 2017 le fleuve Gange et son affluent Yamuna comme entités vivantes ayant le même droit que des êtres vivants, et qui sont également représentés par des tuteurs légaux.

c) Le rôle des communautés autochtones

Ces cas de reconnaissance des droits de la nature à travers le monde sont quasiment toujours intrinsèquement liés aux cultures autochtones et aux cosmovisions indigènes qui entretiennent un rapport sacré ou mystique à la nature. L’attribution de la qualité de sujet de droit à la nature revêt toujours une dimension sacrée.

Tandis que dans les sociétés occidentales, la question des droits de la nature se pose davantage en tant qu’interrogation des rapports entre humains et non-humains dans un contexte de crise écologique, dans les sociétés non-occidentales, en revanche, où des cosmologies indigènes ont des fortes influences, notamment en Amérique du Sud, ce questionnement juridique n’est que le prolongement de la représentation ancestrale du monde par les communautés autochtones.

En Amérique Latine, par exemple, l’attribution de droits à la nature est une émanation directe des coutumes des peuples indigènes vivant en symbiose avec la nature. Dans une perspective historique colonialiste, le système juridique occidental est venu s’imposer dans les pays latino-américains en dissonance totale avec cette culture préexistante. L’”eurocentrisme” s’est donc imposé comme seule source légitime de production de savoirs, incluant le capitalisme, l’idée de race et le modèle de l’Etat-nation[28]. C’est dans les années 80 que se consolide une pensée critique, militant pour l’inclusion des visions autochtones dans le droit. C’était notamment un des thèmes de réunion de l’Assemblée Constituante de Montecristi en Equateur. On retrouve donc dans la constitution équatorienne des éléments autochtones éloignés de concepts anthropocentriques, comme les termes de « Pachamama », de « buen vivir » ou « sumak kawsay » (le bien-être de tous les êtres vivants basé sur la solidarité et l’équité).

Certains parlent donc de « nouveau constitutionnalisme latino-américain » à partir des années 90 pour évoquer la refondation des Etats latino-américains incluant les cultures autochtones dans leur système juridique et notamment dans la constitution. Il s’agit de « repenser le droit à partir d’éléments culturels locaux »[29], et notamment des manières d’interagir avec les non-humains propres aux peuples autochtones.

La prise en considération du poids de la culture des communautés autochtones dans l’émergence des droits de la nature a fait émerger le concept de droits bioculturels, qui pense le droit comme culture et comme élément de la culture.

La culture kanak en Nouvelle-Calédonie est aussi un bon exemple de lien extrêmement fort avec la nature. Le Code de l’environnement calédonien de la province Nord consacre en son article 110-2 le fait que le lien spécifique à la terre et à la mer est intrinsèque à l’identité kanak[30], bien que les articles subséquents ne consacrent que des normes classiques de protection de l’environnement.

Les communautés autochtones ont donc une place essentielle, non seulement par l’influence de leur culture dans la mouvance des droits de la nature, mais aussi pour assurer la protection effective de ces droits en tant qu’intendants ou « gardiens de la nature ». Cette notion de « stewardship » ou d’obligation de gestion durable est intrinsèquement liée à celle de droits bioculturels. Développé par Kabir Sanjay Bavikatte dans son ouvrage Stewarding the Earth : Rethinking property and the emergence of biocultural rights (2014), le concept de droits bioculturels consiste à considérer que les populations locales « peuvent prendre en charge leur destin sur un territoire donné » (notion de « response-ability »[31]), ce qui suppose qu’elles puissent contrôler leurs ressources et les savoirs traditionnels, permettant ainsi une gestion efficace de l’environnement[32]. Les droits bioculturels incluent aussi la volonté de conserver et de promouvoir l’identité culturelle propre de ces populations et leur devoir d’intendance vis-à-vis de leur territoire.

Ce mouvement de reconnaissance des peuples autochtones en tant que sujets collectifs autonomes s’inscrit dans une mouvance globale, marquée en particulier par la Convention n° 107 de l’OIT sur les populations aborigènes et tribales. De même, le Rapport Brundtland de 1987 (Notre avenir à tous) souligne l’exemplarité des populations locales dans la gestion des ressources présentes dans des écosystèmes complexes, tout comme le Principe 22 de la Déclaration de Rio de 1992[33].

 Le cas du fleuve Atrato en Colombie illustre le rôle des communautés autochtones. Ce fleuve de la région du Chocó est devenu sujet de droit suite au jugement T-622 susvisé, datant du 10 novembre 2016. Un fort sentiment d’appartenance unit les habitants au fleuve, qui est à la fois un axe de déplacement essentiel, un espace de mobilisation et un espace culturel (fêtes patronales sur le fleuve…)[34]. Mais le fleuve a aussi été au centre de l’économie extractive colombienne dès les années 80 : plusieurs concessions d’exploitation de bois ont ainsi été concédées à de grandes entreprises, suivies d’une intense activité extractive. Or, l’usage de mercure pour extraire l’or a conduit au rejet de grandes quantités de mercure dans le fleuve, dégradant le bassin ainsi que la faune et la flore du fleuve, transformant les modes de vie, et exposant les populations locales à des substances toxiques. Dans le jugement T-622, la Cour mobilise la notion de « droits bioculturels » théorisée par Bavikatte, affirmant le lien profond qui unit les communautés autochtones à la terre. A la suite de ce jugement, a été créée en 2017 une « commission de gardiens du fleuve », chargée de représenter le fleuve, d’en protéger les droits et d’assurer le suivi de la décision de la Cour. Cette commission est composée d’un représentant de l’Etat colombien et d’un représentant des communautés locales. A la place d’un gardien unique prévu par l’arrêt, les organisations locales ont demandé la mise en place d’une représentation collégiale, qui a donné lieu à la constitution d’un “corps collégial des gardiens du fleuve” de 14 membres.

II) Un changement de paradigme

a) De l’anthropocentrisme au biocentrisme : la réinsertion de l’homme dans la nature

En réalité, faire de la nature un sujet de droit pose de grands enjeux philosophiques et implique un changement de paradigme. Le mot paradigme dérivant du grec ancien « paradeïgma », soit un modèle cohérent du monde, on peut considérer que les sciences humaines, dont le droit, contribuent à modeler les croyances et plus généralement la vision du monde d’une société à un instant T. Ainsi, faire de la nature un sujet de droit implique de reconsidérer les rapports de l’homme à la nature et de sortir d’une vision anthropocentrée du droit.

Depuis le XVIIIème siècle, nos systèmes juridiques se sont construits en appui de la démocratie libérale, dans le but de favoriser les libertés individuelles et la liberté du commerce[35], faisant de l’humain « la mesure de toute valeur »[36]. Dans cette tradition, l’homme est juridiquement et philosophiquement extérieur à la nature, laquelle se trouve décomposée en un ensemble d’éléments qui ne sont pas appréhendés pour leur valeur propre, ni en tant qu’écosystème intégré.

 

Le « droit anthropocentrique », fondé sur l’idée de plus en plus obsolète de séparation entre les sociétés humaines et une nature qui serait à leur disposition, s’oppose donc au droit dit « biocentrique » ou « écocentrique », qui inclut au contraire l’espèce humaine dans la communauté vivante[37]. Cette idée dérive directement de la théorie de la « deep ecology », selon laquelle l’homme et la nature doivent coexister dans une même communauté et respecter leurs droits respectifs. François Ost parle à ce titre de « communauté juridique naturelle » : la nature est comprise comme un tout, comme une communauté morale[38].

La reconnaissance de droits à la nature en tant que telle constitue donc un « glissement de paradigme »[39], qui implique une réévaluation du vivant en même temps qu’une profonde évolution du droit[40]. Il s’agit par là de réinscrire l’homme dans la nature et de transformer toute notre conception du vivant. Ainsi, il est intéressant de voir comment l’émergence récente d’un consensus scientifique sur la dépendance totale de l’homme envers la nature et le nécessaire équilibre de ses écosystèmes a rendu possible une remise en question d’une construction de l’homme en opposition à la nature.

b) Protection de la nature pour sa valeur intrinsèque et non instrumentale

Le droit occidental a toujours construit la nature comme objet, comme puits de ressources potentielles à exploiter. Les intérêts propres des écosystèmes n’ont jamais été pris en compte, puisque la nature a toujours été valorisée par l’homme par rapport aux services rendus par elle à la communauté humaine.

La notion de sujet de droit est très lourde de sens en ce qu’elle fait du sujet  un « principe actif » :[41] le sujet de droit est « celui auquel un ensemble de règles se réfère », qu’il s’agisse d’obligations, de responsabilités ou de droits[42]. Une personne, au sens juridique du terme, est donc bien plus qu’une entité biologique : c’est un actant inséré dans le discours juridique, dont les droits et les devoirs sont pris en considération en tant que tels.

Elever la nature au statut de sujet constitue ainsi un véritable changement de paradigme qui implique de délaisser une approche anthropocentrique faisant de la nature un objet de valeur susceptible d’appropriation et de destruction, et de la remplacer par une approche non anthropocentrique ou « holistique » accordant à la nature un statut de sujet comme entité autonome.

La qualité de sujet de droit confère donc une autonomie à la nature qui oblige l’homme à repenser son rapport à elle et la vision anthropocentrique qui est véhiculée par le discours juridique. Dès lors que l’on reconnaît le statut de sujet de droit à la nature, on admet également que celle-ci doit être protégée non pas pour son utilité, mais pour sa valeur intrinsèque et systémique. D’après Holmes Rolston, « la valeur systémique de la nature désigne la créativité qui opère au sein de la nature en vertu de laquelle viennent au jour la plus grande complexité des formes de vie dans la cadre d’un système où rien n’est laissé au hasard »[43].

Par exemple, la Constitution équatorienne de 2008[44] a, en ses articles 71 et 72, marqué une étape en ce qu’elle reconnaît et établit le droit de la nature à voir son existence et le maintien et la régénération de ses cycles vitaux respectés, ainsi qu’un droit à la restauration. Dès lors, la nature joue un rôle actif, qui l’autorise à mener son propre récit.

En même temps, la personnification de la nature reste irrémédiablement prisonnière d’une pensée juridique créée par et pour l’homme. La nature reste paradoxalement toujours intermédiée ou représentée, car elle nécessite l’homme pour porter sa voix.

Divers mécanismes d’intermédiation existent. L’exemple colombien est intéressant en ce que les institutions colombiennes présentent deux types de recours juridiques différents : d’une part, l’action de « tutela » visant la protection des droits fondamentaux, et d’autre part l’action « popular » qui vise elle la protection de droits collectifs et qui appartient à toute la communauté, sans besoin de démontrer un intérêt à agir particulier.

Le droit français présente aussi des outils similaires d’intermédiation, par exemple par l’action ouverte en réparation du préjudice écologique, sur le fondement des articles 1246 et suivants du Code Civil introduits par la loi n°2016-1087 du 8 août 2016[45]. Cette action est ouverte aux personnes ayant qualité à agir tels que l’Etat ou les associations, ainsi que les personnes privées qui démontrent une atteinte à leurs propres intérêts. La question de l’intérêt à agir reste donc problématique en France en ce qu’il est beaucoup moins ouvert. Le préjudice écologique a notamment été consacré par l’arrêt Erika de 2012[46], qui l’a défini comme « atteinte non négligeable aux éléments ou à la fonction des écosystèmes ou bénéfices collectifs ». Toutefois, la personnification juridique présenterait une efficacité ainsi qu’une dimension symbolique et politique supplémentaire, entérinant la prise de conscience de la nécessité de dépasser la vision anthropocentrée de l’environnement pour favoriser une dimension biocentrique.

Ainsi, en dépassant la vision de la nature comme ne présentant qu’une valeur instrumentale pour lui accorder une valeur intrinsèque, l’homme assume un rôle spécifique, de par la spécificité du langage humain sur lequel repose le système juridique. Ce rôle est celui non pas de supériorité mais de responsabilité, tel que souligné par E.Kohn dans « How forests think »[47].

c) « Les droits de la nature, droits naturels ? » Un moyen de lutter contre le changement climatique et le déclin de la biodiversité, ou une approche essentialiste

L’émergence de la reconnaissance des droits de la nature nous pousse à remettre en question l’entièreté de notre rapport à la nature à travers le droit, nous imposant par là-même de faire preuve d’humilité, dérivé du mot latin « humus », « la terre ». En réalité, elle est aussi et surtout symptomatique d’une réalité contextuelle qui s’impose à nous, puisque l’attribution de droits à la nature est de plus en plus vue comme une technique de protection efficace.

On peut donc affirmer que notre système juridique recèle des outils permettant de  garantir une protection efficace de la nature pour sa valeur propre, à condition d’accepter de repenser certaines catégories préétablies, et d’étendre la communauté morale des sujets de droit. Cette approche nous amène donc à réfléchir à « l’adéquation et l’utilité concrète de nos catégories juridiques »[48].

Néanmoins, se pose la question de savoir où se trouve la source de la légitimité des droits de la nature. Deux approches existent, dont on peut se poser la question de savoir si elles sont conciliables. Une approche naturaliste ou essentialiste considère les droits de la nature comme des « droits naturels » en ce qu’ils seraient des droits inhérents à la nature. Un droit naturel est la conception du droit dérivant de la nature même des êtres, qui fonde la doctrine du jusnaturalisme. Une approche plus conventionnaliste considère plutôt les droits de la nature comme un moyen juridique de protection efficace de la nature[49].

Ainsi, des critiques ont été émises à l’encontre des écrits de Stone, puisque ce dernier ne concevrait pas les droits légaux dans un cadre jusnaturaliste : l’auteur ne fonderait pas l’idée de la capacité des objets naturels à être titulaires de droits sur la base d’arguments écocentristes[50]. Stone se limiterait en effet à montrer que les objets naturels peuvent avoir des droits légaux et que cela peut être un bon moyen de protéger l’environnement, comparant les droits détenus par des objets naturels aux droits d’entités juridiques foncièrement utilitaires tels que les personnalités morales[51]. Or la valeur intrinsèque des objets naturels serait une valeur indépendante de la conscience humaine et surtout indépendante de la « capacité humaine à valoriser ».

 

En conclusion, les droits de la nature sont en pleine ébullition à travers le monde. Des exemples toujours plus nombreux, portés par les communautés autochtones pour lesquelles les droits de la nature sont une partie intégrante de leurs cosmovisions, rendent plus tangible la théorie de Stone. Toutefois, l’adaptation de notre système juridique à l’urgence climatique repose aussi sur l’adéquation avec un système politique et économique mettant réellement en application les avancées juridiques. La dissonance entre la lettre des textes, même constitutionnels, reconnaissant des droits à la nature, et la réalité locale reste un problème majeur.

 

 [1] S. Gaillard, Personnalité juridique de la rivière Magpie – Qu’attend-on pour donner des droits aussi aux animaux ?,  La Presse, 5 mars 2021, [www.lapresse.ca].

V.aussi : Québec : une rivière obtient le statut de personnalité juridique, 28 avril 2021, [MrMondialisation.org].

[2] V. David, La lente consécration de la nature, sujet de droit : le monde est-il enfin Stone ?, Revue juridique de l’environnement 2012/3 volume 37, p.469 à 485, Lavoisier, Cairn.

[3] Assemblée générale des Nations Unies, 19 août 2010, Harmonie avec la nature, rapport du Secrétaire général.

[4] A. Provin Sbabo, La nature en tant que sujet de droit : une perspective sémiotique sur la notion de sujet dans le discours juridique, Centre de Recherches Sémiotiques, TraHs Números especiales n°3, 2018 : Buen vivir : balance y experiencias en los diez años de Constitución de Ecuador.

[5] L. Bégin, La revendication écocentriste d’un droit de la nature, Laval théologique et philosophique, Volume 48, n°3, octobre 1992.

[6] H. Kelsen, Théorie pure du droit : introduction à la science du droit, Neuchâtel : Editions La Baconnière, 1953.

[7] La revendication écocentriste d’un droit de la nature, Luc Bégin, Laval théologique et philosophique, Volume 48, n°3, octobre 1992.

[8]R. Nash, Do Rocks Have Rights? Thoughts on Environmental Ethics, Columbia University Press, 1977. V.aussi :  L. Bégin, La revendication écocentriste d’un droit de la nature, Laval théologique et philosophique, Volume 48, n°3, octobre 1992.

[9] M.-A. Hermitte, La nature, sujet de droit ?, Editions de l’EHESS, 2011/1, 66ème année, p.173-212.

[10] Entretien : les droits de la nature, Jeannette Féménia, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[11] Répertoire de droit civil, Action environnementale banale, Dalloz.

[12]L’Equateur, pays pionnier du mouvement pour les droits de la Nature ?”, 15 décembre 2019, [Mrmondialisation.org].

[13] https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4_ecu_const.pdf

[14] Article 71 de la Constitution équatorienne : “Toute personne, communauté, peuple ou nationalité peut exiger de l’autorité publique le respect des droits de la nature.” (extrait – traduction libre).

[15] E. Gudynas, Développement, droits de la nature et bien vivre : l’expérience équatorienne, La Découverte 2011/4 n°68, p.15 à 37.

[16] M. Altwegg-Boussac, Les droits de la nature, des droits sans l’homme? Quelques observations sur des emprunts au langage du constitutionnalisme, OpenEdition Journals, La revue des droits de l’homme n°17, Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, 19 octobre 2020.

[17] https://www.bivica.org/files/tierra-derechos-ley.pdf

[18] Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

[19] V. David, La lente consécration de la nature, sujet de droit : le monde est-il enfin Stone ?, Revue juridique de l’environnement 2012/3 volume 37, p.469 à 485, Lavoisier, Cairn.

[20] Ibid.

[21] O.D.Amaya Navas, La Constitución ecológica de Colombia, 2002, p.145.

[22] L. F. Macias Gomez, La nature, une personnalité morale : l’exemple de la Colombie, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[23] Ibid.

[24] La Cour Suprême de Justice a statué sur un pourvoi contre la décision de tutelle rendue par la chambre civile spécialisée en restitution des terres au Tribunal supérieur de Bogota.

[25] J. C. Henao, Protection de l’environnement, droits de la nature et réchauffement climatique en droit colombien, AJDA 2019 p.1870, Dalloz.

[26] E. Fernandez, Les controverses autour de l’intérêt à agir pour l’accès au juge constitutionnel : de la défense du droit à l’environnement (Costa Rica) à la défense des droits de la nature (Equateur), OpenEdition Journals, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 22, septembre 2015.

[27] La Nouvelle-Zélande dote un fleuve d’une personnalité juridique, Le Monde, 20 mars 2017.

[28] A. Brites Osorio de Oliveira, Les droits de la nature dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain à partir du regard de l’anthropologie juridique, TraHs N°3, 2018 : Buen vivir : balance y experiencias en los diez anos de Constitucion de Ecuador.

[29] A. Brites Osorio de Oliveira, Les droits de la nature dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain à partir du regard de l’anthropologie juridique, TraHs N°3, 2018 : Buen vivir : balance y experiencias en los diez años de Constitución de Ecuador.

[30] V. David, La lente consécration de la nature, sujet de droit : le monde est-il enfin Stone ?, Revue juridique de l’environnement 2012/3 volume 37, p.469 à 485, Lavoisier.

[31] F. Girard, Communs et droits fondamentaux : la catégorie naissante des droits bioculturels, revuedlf.com, Dossier “Le droit des libertés en question – Colloque n°2 de la RDLF.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

Principe 22 de la Déclaration de Rio de 1992 : “Les populations et communautés autochtones et les autres collectivités locales ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement du fait de leurs connaissances du milieu et de leurs pratiques traditionnelles. Les Etats devraient reconnaître leur identité, leur culture et leurs intérêts, leur accorder tout l’appui nécessaire et leur permettre de participer efficacement à la réalisation d’un développement durable.

[34] S. Revet, Les droits du fleuve – Polyphonie autour du fleuve Atrato en Colombie et de ses gardiens, Revue européenne d’analyse des sociétés politiques, Sociétés politiques comparées, 52, septembre-décembre 2020.

[35] D. Bourg, A quoi sert le droit de l’environnement ? Plaidoyer pour les droits de la nature, Les cahiers de la justice, Dalloz, 2019, p.407.

[36] L. Bégin, La revendication écocentriste d’un droit de la nature, Laval théologique et philosophique, Volume 48, n°3, octobre 1992.

[37] J. Féménia, Entretien : les droits de la nature, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[38] L. Fernando Macias Gomez, La nature, une personnalité morale : l’exemple de la Colombie, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[39] Ibid.

[40] J. Féménia, Entretien : les droits de la nature, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[41] La nature en tant que sujet de droit : une perspective sémiotique sur la notion de sujet dans le discours juridique, Alexandre Provin Sbabo, Centre de Recherches Sémiotiques, TraHs Números especiales n°3, 2018 : Buen vivir : balance y experiencias en los diez años de Constitución de Ecuador.

[42] A. Provin Sbabo, La nature en tant que sujet de droit : une perspective sémiotique sur la notion de sujet dans le discours juridique, Centre de Recherches Sémiotiques, TraHs Números especiales n°3, 2018 : Buen vivir : balance y experiencias en los diez años de Constitución de Ecuador.

[43] J. Féménia, Entretien : les droits de la nature, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[44] Article 71 de la Constitution équatorienne : “La Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et se réalise la vie, a le droit à ce que l’on respecte intégralement son existence et le maintien et régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs “ (extrait – traduction libre).

Article 72 : “la nature a droit à la restauration” (extrait – traduction libre).

[45] Répertoire de droit civil, Action en réparation du préjudice écologique, Dalloz.

[46] Cass. Crim. 25 septembre 2012, Affaire Erika, n°10-82.938.

[47] J. Féménia, Entretien : les droits de la nature, La revue des juristes de Sciences Po n°18, Dossier thématique : le droit à l’épreuve de la crise écologique, Janvier 2020.

[48] M. Altwegg-Boussac, Les droits de la nature, des droits sans l’homme? Quelques observations sur des emprunts au langage du constitutionnalisme, OpenEdition Journals, La revue des droits de l’homme n°17, Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, 19 octobre 2020.

[49] Ibid.

[50] L. Bégin, La revendication écocentriste d’un droit de la nature, Laval théologique et philosophique, Volume 48, n°3, octobre 1992.

[51] Ibid.