Quel bilan pour la convention judiciaire d’intérêt public ?

By Lilla Luko,  student in the Dual Master’s Degree in Law and Finance

 

 

Le 16 juin 2022, le tribunal judiciaire de Paris a validé la convention judiciaire d’intérêt public conclue entre le Parquet national financier et plusieurs sociétés du groupe McDonald’s.[1] Cet accord a fait la une des journaux du fait du montant record de l’amende et des droit et pénalités dus en matière de fraude fiscale s’élevant à 1,245 milliards d’euros. Le géant de la restauration rapide a été soupçonné d’avoir baissé artificiellement ses bénéfices réalisés en France entre 2009 et 2020 en augmentant le versement de redevances auprès des restaurants de l’enseigne à la société mère luxembourgeoise dans un objectif de réduction du montant des impôts sur les bénéfices dont elle est redevable. Cette procédure transactionnelle appelée convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) a été créé par la loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016[2] (loi Sapin II) et depuis sa première application depuis octobre 2017 est toujours sous le feu des critiques ce qui ne l’empêchait pas de devenir toutefois une référence en matière de procédures alternatives. Il convient donc de faire un bilan de ce dispositif controversé consacré aux articles 41-1-2 et 41-1-3 du Code de la procédure pénale.

  1. L’émergence et les spécificités procédurales de la convention judiciaire d’intérêt public

Depuis la signature par la France de la convention de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) sur la corruption internationale en 1997, aucune entreprise n’avait été condamnée définitivement en France pour des faits de corruption.[3] C’est cette quasi-immunité des sociétés françaises et la lenteur des procédures pénales habituelles qui a conduit, après un premier refus du gouvernement, à la réintroduction de la CJIP dans le projet de loi de Michel Sapin relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. La CJIP, largement influencée par de mécanismes américains de Non Prosecution Agreement et de Deferred Prosecution Agreement s’inscrit dans un mouvement de justice négociée constituant une mesure alternative aux poursuites permettant d’éviter un procès.

La convention judiciaire d’intérêt public est une convention transactionnelle conclue entre une personne morale et le procureur de la République qui consiste à imposer une ou plusieurs obligations à la personne morale mise en cause. Elle peut être mise en œuvre à l’issu d’une enquête préliminaire ainsi qu’au cours d’une information judiciaire. Au début, la CJIP ne concernait que la corruption, le trafic d’influence, le blanchiment de fraude fiscale et les infractions connexes mais elle a été progressivement étendue à d’autres infractions comme la fraude fiscale (loi du 23 octobre 2018[4]), le blanchiment de corruption et le blanchiment du trafic d’influence ainsi qu’aux délits environnementaux (loi du 24 décembre 2020[5]).

La procédure débute par une proposition de la CJIP par le procureur de la République. En pratique, le représentant légal de la personne morale peut faire connaitre au parquet son souhait de bénéficier de cet instrument. Ce dernier après avoir informé la victime fixe un délai durant lequel celle-ci peut lui transmettre tout élément de nature à établir la réalité et l’étendue de son préjudice. La proposition doit contenir un certain nombre d’informations comme un exposé précis des faits et leur possible qualification juridique, la nature et le quantum des obligations proposées, le montant maximum des frais exposés pour le contrôle de la mise en œuvre du programme de conformité et le cas échéant, le montant et les modalités de la réparation des dommages. Des éléments de faits comme les antécédents de la personne morale, du caractère volontaire ou non de la révélation des faits, ou encore de la coopération peuvent être aussi pris en compte afin d’apprécier l’opportunité d’une CJIP. Si la personne morale, pouvant être représentée par un avocat, accepte la proposition, cette dernière est signée par ses représentants légaux et par le procureur de la République qui doit saisir par requête le président du tribunal judiciaire aux fins de validation. Une audience publique est tenue ensuite pour entendre la personne morale mise en cause et la victime, afin de permettre au président du tribunal de décider de la validation ou non de la proposition. Pour décider de la validation le président vérifie le bien-fondé du recours à la CJIP, la régularité de son déroulement, la conformité du montant de l’amende aux limites prévues par la loi et la proportionnalité des mesures. Si le président rend une ordonnance de validation, la personne morale dispose de 10 jours pour exercer son droit de rétractation. Si elle n’exerce pas ce droit, les obligations de la convention sont mises à exécution. Au contraire, si elle se rétracte la proposition devient caduque. L’ordonnance de validation n’équivaut pas à une déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation.

Les obligations proposées peuvent être de nature différente : versement d’une amende d’intérêt public au Trésor public, soumission à un programme de mise en conformité, réparation des dommages causés par l’infraction, réparation du préjudice écologique le cas échéant. Le montant de l’amende d’intérêt public dépend proportionnellement des avantages tirés des manquements constatés dans une limite de 30% du chiffre d’affaires moyen annuel de la personne morale en question. Le Procureur de la République peut mettre en place un échéancier afin d’échelonner son paiement, sur une période qui ne peut être supérieure à un an. Les lignes directrices de l’Agence Française Anticorruption[6] (AFA) sont venues préciser les modalités du calcul de l’amende qui peuvent être majorés en fonction de la gravité des faits, de la durée du manquement ou des éventuels antécédents ainsi que minorés par des facteurs comme la révélation spontanée des faits, la coopération excellente avec les autorités ou par la mise en place spontanée d’un programme de conformité.

Suite à la mise en place de la convention, la prescription de l’action publique est suspendue durant son exécution. Dans le cas où les obligations de la convention ont été intégralement exécutées, le procureur avise les représentants de la personne morale et la victime de l’extinction de l’action publique. Dans le cas inverse, l’interruption de l’exécution de la convention est constatée par le procureur qui, sauf élément nouveau, met en mouvement l’action publique.

  1. Le revers de la médaille : la convention judiciaire d’intérêt public sous le feu des critiques

Dès son insertion dans la loi pénale française, la CJIP a fait l’objet de nombreuses critiques venant de la part de différents acteurs de la justice.

Une première critique remet en question le fondement même de ce nouveau dispositif procédural. Dans une tribune du monde sept organisations non gouvernementales et syndicales ont demandé aux députés de ne pas voter pour l’introduction de la CJIP car elle « permettrait aux fraudeurs d’acheter leur innocence »[7]. En effet, la convention ne constitue pas une déclaration de culpabilité et ne doit pas être inscrite au casier judiciaire de la personne morale. Les poursuites sont abandonnées sans que la personne morale en question soit obligée de reconnaitre les faits. Aboutir à l’accord permet donc d’éviter les conséquences d’une condamnation et ainsi les peines plus sévères que peuvent être encourues par les personnes morales que sont par exemple l’exclusion des marchés publics, l’interdiction de procéder à une offre au public de titres financiers, le placement sous surveillance judiciaire ou la fermeture définitive ou temporaire des établissements ayant servi à la commission des faits incriminés (art. 131-39 du Code pénal). Selon ses détracteurs cette procédure conduira donc à une justice « à deux vitesses »[8] étant donné qu’elle est applicable uniquement aux personnes morales et non aux délinquants de droit commun et heurterait le principe d’égalité entre les citoyens et entre les justiciables devant la loi et la justice énoncé par l’article 6 du Déclaration des Droits de l’Homme et des Citoyens[9]. Ainsi, certaines personnes morales privilégiées capables de régler une amende importante pourront bénéficier des avantages de cette procédure. L’arbitraire laissé aux juges est également critiqué étant donné qu’une grande liberté est accordée aux juges d’homologation en raison du caractère vague et hétérogène des critères définis par la loi Sapin 2 lors de la validation de la convention sont vagues et hétérogènes.

Deuxièmement, le Code de procédure pénale prévoit la possibilité de proposer des conventions pour des infractions connexes permettant d’élargir encore plus ce dispositif aux faits qui n’ont pas été à l’origine prévus par le législateur, ce qui est aussi largement critiquable. Par exemple, l’association Sherpa ayant pour l’objet de protéger les populations victimes de crimes économiques souligne que cette possibilité d’inclure les infractions « permet une utilisation quasi illimitée de la convention, ce qui semble contradictoire avec les exigences de clarté et de prévisibilité de la loi »[10]. L’exemple de l’affaire des écoutes de M. Squarcini par la société LVMH ayant été conclue par une CJIP en décembre 2021[11] en témoigne. Dans cette convention deux affaires ont été regroupés, l’une portant sur l’espionnage de la vie professionnelle et personnelle du journaliste François Rufin par M. Squarcini, l’ancien directeur central du renseignement intérieur et l’autre sur la surveillance des dirigeants du groupe concurrent Hermès. La CJIP a permis à la société LVMH d’obtenir l’extinction de l’action publique pour le tout alors même que la surveillance et l’infiltration du journal Fakir de François Ruffin n’entrait pas dans le champ d’application de la CJIP. Le juge d’homologation a validé la convention sans avoir démontré la connexité en arguant que les faits étaient anciens et que la société par sa coopération a convaincu de la volonté d’éviter la réitération des faits. Cet accord a empêché le journaliste d’obtenir réparation des faits d’atteinte à la liberté d’expression et d’information et au respect de la vie privée garantis par la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Transparence France a réagi en mettant l’accent sur le fait que « toute utilisation de ce dispositif exorbitant du droit commun, en dehors de ce cadre, met en danger les acquis de la loi Sapin 2 »[12] et propose un encadrement plus strict de la procédure et une collégialité lors de l’homologation de l’accord. Il existe donc un danger d’inclusion dans le champ d’une convention de toute sorte d’infractions commise par une entreprise par ce moyen de connexité.

Troisièmement, la faiblesse de la sanction est également reprochée à ce mécanisme. L’intérêt principal de CJIP serait d’assurer aux entreprises une sanction sévère et dissuasive en échange d’une déclaration de non-culpabilité. Or cela n’est pas toujours le cas comme le montre l’exemple de la CJIP LVMH étant donné que la société a dû payer une amende de 10 millions d’euros qui peut sembler un montant important mais qui en réalité ne représente que 0,02% de son chiffre d’affaires. Dans les conventions en matière environnementale les sanctions sont encore plus faibles malgré la gravité des faits commis. La première CJIP conclue dans le domaine environnemental, le 22 novembre 2021[13], impliquait le Syndicat Mixte de Production et d’Adduction d’Eau (SYMPAE) poursuivi pour déversement de permanganate de potassium dans le ruisseau de Chabannes[14]. Malgré la gravité de la pollution Sympae a reçu une amende de 5000 euros à payer en plus de la mise en œuvre d’un programme de conformité. Cette amende semble peu même par rapport à l’amende prévue pour le délit de pollution des eaux qui peut aller jusqu’à 375.000 euros pour les personnes morales d’autant plus que ce syndicat avait déjà commis des faits de pollution dans le passé. En outre, la deuxième CJIP[15] conclue en matière environnementale incluait une amende encore plus faible, d’un montant de 1000 euros que devait payer le Groupe d’Agricole d’Exploitation en Commun (GAEC) des Beaudor pour rejet en eau douce d’un engrais nuisible responsable de la mortalité piscicole de 90% sur près de quatre kilomètres.[16] Ainsi, dans certaines conventions la CJIP perd sa fonction originale dissuasive permettant aux personnes morales d’effectuer un arbitrage entre l’importance des sanctions et les bénéfices d’une pratique illicite.

Quatrièmement, en raison du secret de la transaction, il y a une absence de contradiction et de débat public dans la procédure. Les négociations précédant la conclusion d’une CJIP se déroulent en toute confidentialité afin d’éviter qu’une éventuelle diffusion d’information puisse nuire à la réputation de la société en question et causer des dommages économiques à celle-ci. Tous les éléments de preuve et les échanges entre la personne morale et le parquet sont également couverts par la confidentialité. Si la proposition de la convention n’est pas validée par le président du tribunal ou si la personne morale se rétracte, le procureur ne peut pas faire état devant la juridiction d’instruction ou de jugement des déclarations faites ou des documents remis lors de la procédure de CJIP. Certes ce caractère non public des négociations constitue une critique récurrente, elle est indispensable pour préserver le secret des affaires. En outre, il faut souligner qu’à compter de l’audience de validation la procédure devient publique : l’audience d’homologation est ainsi accessible au public et contradictoire. Pour accroitre d’autant plus la publicité de la convention il est aussi prévu qu’une fois validée, elle fait l’objet d’un communiqué de presse par le parquet et sera publié sur le site de l’AFA. La victime éventuelle de l’infraction est mise de côté dans la procédure. Elle ne peut pas ni s’opposer au choix de recours à la CJIP ni participer à sa négociation.[17] En vertu de l’article R. 15-33-60-1 du Code de procédure pénale la victime est uniquement informée par tout moyen de la décision du procureur de proposer la conclusion d’une CJIP et le procureur fixe un délai dans lequel elle peut lui transmettre tout élément qui établit son préjudice. Selon la circulaire du 31 janvier 2018[18] la victime n’est pourtant informée que tardivement en raison de la confidentialité de la négociation : « l’avis du procureur à la victime ne devra intervenir que si, aux termes d’une discussion informelle engagée avec la personne morale mise en cause, l’éventualité de la conclusion d’une CJIP est confirmée ». La victime peut donc faire valoir ses droits dans un délai limité sans aucune sécurité légale. Durant l’audience d’homologation la victime peut être présente assistée de son avocat et présenter ses observations mais elle ne pourra pas remettre en cause le montant de l’indemnisation retenue. Aucune voie de recours ne lui est ouverte contre l’ordonnance d’homologation. Néanmoins, la victime garde la possibilité de faire valoir ses droits devant les juridictions civiles et de demander réparation de son préjudice dans un délai qui ne peut être supérieur à un an en vertu de l’article 41-1-2 alinéa 2 du Code de procédure pénale. La victime n’est donc pas une partie prenante dans la procédure et il y a une absence de contradiction. Dans un jugement du 18 septembre 2019 dans le cadre d’une affaire de corruption d’un agent d’EDF par certains prestataires le tribunal de Nanterre a bien résumé la position contestée de la victime en disant que :

« la victime, en l’espèce la société EDF, n’a pas été partie à la convention judiciaire d’intérêt public, mais seulement associée à son élaboration, et invitée à fournir au procureur de la République les éléments sur son préjudice, lequel en a fixé le montant dans la convention. Si elle est appelée à se présenter à l’audience de validation, au cours de laquelle elle peut faire valoir ses observations, les sommes mises à la charge de la personne morale au titre de l’indemnisation de la victime n’ont toutefois pas été fixées à l’issue d’un débat permettant un examen et une discussion par les parties des éléments de preuve et des moyens développés dans le respect de la contradiction, au sens de l’article 16 du code de procédure civile, comme cela est le cas, à l’audience du tribunal correctionnel… »[19].

Enfin, la dernière critique que peut être soulevée contre la CJIP est le sort des dirigeants personnes physiques qui fait que cette procédure présente « un coté schizophrénique lorsque les dirigeants peuvent être personnellement impliqués, les personnes physiques ne pouvant être partie à cette transaction »[20]. Concernant le sort des personnes physiques, les lignes directrices rédigées conjointement par le Parquet National Financier et l’AFA précisent que « nonobstant la conclusion d’une CJIP, les représentants légaux de la personne morale mise en cause demeurent personnellement responsables. L’intérêt public exige que de telles poursuites soient exercées chaque fois que les conditions juridiques le permettent. »[21] C’est l’affaire Bolloré qui est venue montrer les limites de la contractualisation du procès pénal et mettre en avant le problématique d’articulation de différentes procédures. En 2018 la Société Bolloré SE, son dirigeant et ses directeurs généraux ont été mis en examen des chefs de corruption active d’agent public étranger, complicité d’abus de confiance et complicité de faux et usage de faux, la filiale du groupe ayant offert des prestations de conseils en communication en campagne présidentielle au Togo et en Guinée en contrepartie de l’obtention de concessions portuaires. Le Parquet National a proposé une double transaction : une CJIP pour la société et une comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) pour les personnes physiques dont M. Vincent Bolloré qui ont convenu du paiement d’une amende de 375.000 euros. Or, en 2021 le tribunal judicaire a décidé de donner feu vert à la CJIP sans pour autant valider la CRPC la jugeant inadaptée pour des faits de corruption et considéra nécessaire une audience correctionnelle ordinaire en vertu de l’article 495-11-1 du Code de procédure pénale. Ce refus d’homologation est insusceptible de recours. La reconnaissance préalable des faits dans une CJIP a souvent pour corollaire l’application de la procédure de CRPC qui est en quelque sorte son pendant pour les personnes physiques et permet également un traitement rapide et confidentiel de l’affaire. Cette procédure permet d’éviter un procès public et une minoration de peines d’emprisonnement. Un tel refus peut compromettre les droits de la défense le prévenu ayant déjà reconnu sa culpabilité devant tout l’opinion publique. Cette personne physique serait donc « condamnée d’avance », déjà avant le début de son procès, menaçant le respect du principe de la présomption d’innocence.[22] De nombreux praticiens proposent par conséquent une meilleure coordination entre les deux procédures ou l’inclusion même de personnes physiques dans le champ d’application de la CJIP afin de préserver l’effectivité de l’exercice des droits de la défense des personnes physiques. Lors de l’examen du projet de loi « Parquet européen et justice pénale spécialisée »[23] notamment plusieurs amendements déposés à l’Assemblée Nationale s’inscrivaient dans cette lignée en proposant une composition pénale obligatoire pour les personnes physiques lors d’une CJIP ou l’extension aux personnes physiques de la possibilité de conclure pour mettre fin à l’iniquité qui existe entre la personne morale et la personne physique.

Malgré ces critiques la CJIP représente de nombreux avantages tant pour la personne morale que pour le système judiciaire et réussit à remplir les fonctions typiques de la peine.

  • La convention judiciaire d’intérêt public, un instrument innovateur, attractif et efficace

Tout d’abord, la CJIP, en évitant une déclaration de culpabilité, permet ainsi d’éviter l’aléa judiciaire pour la personne morale.[24] La longue durée des procès, leur caractère aléatoire, les peines plus sévères traditionnelles à destination des personnes morales peuvent perturber le fonctionnement normal et distraire la gouvernance d’une société. Avec la CJIP les personnes morales peuvent donc prévoir la sanction, s’organiser et accélérer la procédure. Le recouvrement de l’amende est ainsi plus certain et rapide. Par exemple, dans l’affaire Airbus, la société accusée de corruption en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni a payé en dix jours après la validation de la convention son amende d’intérêt public d’un montant de 2,1 milliards d’euros.[25] L’extinction de l’action publique qu’entraine la conclusion d’une convention permet également d’éviter les poursuites ultérieures à l’étranger. La CJIP permet également d’éviter une détérioration de l’image de l’entreprise que provoquerait une condamnation pénale, toutefois la grande médiatisation et les publicités qu’entraine la procédure peut ternir sa réputation dans les yeux du public. En revanche, les conséquences néfastes économiques que peuvent provoquer les peines traditionnelles comme l’exclusion des marchés publics, l’interdiction d’exercer une activité donnée sont évitées et la société peut continuer son activité économique normalement. L’absence de condamnation permet aussi de continuer à répondre à des appels d’offres relatifs à des marchés publics internationaux.

L’absence de reconnaissance de culpabilité ne veut pas cependant dire qu’il y a une absence de peine. La première fonction de la peine est l’expiation et la punition[26] qui a pour but de faire souffrir le délinquant en retour de la souffrance qu’il a fait subir à la société. En examinant le mécanisme des CJIP il est visible que cette fonction est remplie étant donné les montants exorbitants de certaines amendes prononcées lors d’une transaction. On peut ici citer l’exemple récent de McDonald’s avec son montant record en matière de fraude fiscale de 1,245 milliards d’euros d’amende et des droit et pénalités. Certes, la société n’est pas reconnue comme coupable, mais la convention repose toutefois sur une qualification pénale et permet de rendre une justice économique. La fonction d’intimidation de la peine ayant pour objectif de susciter la crainte est plus contestable mais reste présente dans l’instrument de CJIP également par le biais de chiffres élevés d’amendes ainsi que de la large publicité et médiatisation qui l’accompagne et qui constituent une mesure efficace de dissuasion. La fonction de réadaptation du délinquant est celle qui est la plus évidente. La CJIP encourage la personne morale à coopérer avec les autorités aux investigations et permet une négociation mutuelle. En outre, le programme de conformité prévu par l’article 41-1-2 est un outil excellent pour permettre le suivi des pratiques et d’empêcher la commission de nouveaux faits illicites. Le code prévoit cette obligation de se soumettre à un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’AFA pour une durée maximale de trois ans. En cas d’atteinte à la probité ce programme permet la mise en place des dispositifs visant à prévenir et à lutter en interne contre ces atteintes.[27] Les mesures envisageables sont listées par l’article 131-39-2 du Code pénal, y sont inclus par exemple l’élaboration d’un code de conduite accompagné éventuellement d’un régime disciplinaire, la mise en place d’un dispositif d’alerte interne destiné au recueil des signalements des employés, la tenue d’une cartographie des risques, l’organisation des formations destinés aux cadres et aux personnels les plus exposés ou les procédures de contrôles comptables. En cas d’atteinte à l’environnement ce programme se trouve sous le contrôle des services du ministère chargé de l’environnement et a pour objectif de régulariser la situation de la société au regard de la loi et des règlements.[28] Ici, il peut s’agir de la réparation de la victime des dommages causés par l’infraction dans un délai maximal d’un an et la réparation du préjudice écologique dans un délai maximal de 3 ans. A titre d’exemple, la société La financière Atalian a conclu en janvier 2022[29] une convention dans un dossier de fausses factures ayant artificiellement augmenté le prix de cession de deux filiales appartenant au groupe et qui incluait en plus d’une amende conséquente la mise en place d’un programme de conformité. La convention a précisé que suite à une communication par la société d’une documentation relative à son dispositif de conformité l’AFA réaliserait un premier audit pour établir un état des lieux et qui permettra à la personne morale de proposer un plan d’actions et ensuite plusieurs audits ciblés pour vérifier l’effectivité du programme et enfin il y aura un audit final. Toutes ses étapes sont accompagnées par la transmission des rapports annuels au parquet et à la fin du programme par la remise d’un rapport final.[30] Enfin, encore dans l’optique de la fonction de réadaptation il faut mentionner que les personnes morales sont dans l’obligation d’indemniser les victimes. Les grandes fonctions traditionnelles de la peine paraissent donc toutes remplies lors d’un recours à une convention judiciaire d’intérêt public.

En changeant de perspective, la CJIP représente également de nombreux avantages pour le système judiciaire. Elle contribue par le biais du traitement plus rapide de l’enquête au désengorgement des tribunaux et ainsi au respect des engagements de la France en matière de droit à un procès équitable. La procédure soulage également les juridictions d’instructions étant donné que les personnes morales sont incitées à participer elles-mêmes à la procédure en conduisant des investigations internes et recherchant les auteurs de l’infraction. Elle permet l’indemnisation du préjudice de la victime et tende d’empêcher la récidive par le moyen de dispositifs effectifs de détection des atteintes à la probité. Elle contribue également à une plus grande coopération du parquet avec les autorités étrangères qui doivent souvent travailler conjointement, comme le montrait l’exemple de la CJIP conclue avec Airbus en janvier 2020 et incite à la formation d’un climat de confiance entre les différents acteurs qui y sont impliqués. Airbus a été accusé de diverses infractions d’atteinte à la probité dont le recours à des intermédiaires fictifs pour faciliter ses négociations commerciales ou la corruption des dirigeants publics étrangers pour obtenir des contrats. L’enquête menée conjointement par le parquet national financier français avec le Serious Fraud Office (SFO) britannique et le ministère américain de la Justice (DoJ) a conduit à la conclusion d’une CJIP mettant fin aux poursuites dans les trois pays moyennant le payement d’une amende de 3,6 milliards d’euros[31]. Cette affaire a montré les effets bénéfiques d’une coopération entre les acteurs impliqués. Les parquets de trois pays ont réparti entre eux les investigations et ont « élaboré ensemble les termes de trois accords à faire approuver par la justice de leurs pays respectifs »[32]. Cette coopération était aussi présente entre la personne morale et le parquet et est même prise en compte lors du calcul du montant de l’amende. Après avoir dénoncé les faits, Airbus a coopéré avec les trois autorités et s’est engagé dans une enquête interne et dans la refonde de son dispositif anticorruption. Plusieurs centaines de collaborateurs ont été sanctionnés par des mesures disciplinaires et une partie du management a été renouvelée. Cette volonté de coopérer s’est manifestée dans la pratique, que ce soit par la communication par Airbus de la liste de tous les intermédiaires commerciaux auquel le groupe a eu recours, la mise a disposition d’une équipe dédiée de consultants pour assister les enquêteurs dans l’étude de la comptabilité et des flux financiers litigieux ou par la possibilité laissé aux enquêteurs d’échanger directement avec le conseil d’administration et les responsables de la conformité du groupe. L’affaire Airbus « marque du succès d’une justice négociée reposant sur la coopération entre la défense et les autorités de poursuite, dessine un modèle au sujet duquel il y a lieu de croire en un avenir prometteur »[33].

La convention judiciaire d’intérêt public, dont certains aspects comme le champ d’application élargi, la place du second rang de la victime ou parfois le montant faible de l’amende sont critiquables, reste toutefois un instrument innovateur qui se détache complètement de la notion traditionnelle de la peine prononcée par un juge. Elle « fait primer l’efficacité sur la vérité, le fait sur le droit, l’opportunité sur la Justice » et « apparait comme un formidable outil de réalisme, aussi bien économique que juridique »[34].

[1] Olivia Fuentes. « Fraude fiscale de McDonald’s : un manège de prix de transfert à 1,2 milliard », Décideurs Magazine, 17 juin 2022

[2] L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, JO 10 déc.

[3] Marc-André Feffer. « La convention judiciaire d’intérêt public, un instrument utile pour faire reculer la corruption et l’évasion fiscale », Le Monde, 1 octobre 2012

[4] Loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude

[5] Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée

[6] Lignes directrices sur la mise en œuvre de la convention judiciaire d’intérêt public, AFA

[7] Tribune, « Non à une justice négociée qui « permettrait aux fraudeurs d’acheter leur innocence » », Le Monde, 17 septembre 2018

[8] Louis Gaddi. « La justice pénale négociée a le vent en poupe ! », Berger Levrault Légibase, 30 mars 2022

[9] « La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

[10] Laura Rousseau, Nada Nabih. « Les dérives néfastes du mécanisme de la Convention judiciaire d’intérêt public », Dalloz Actualité, 16 mai 2022

[11] Paris, ord. de validation d’une CJIP, 17 déc. 2021, n° 111-2021 ; CJIP conclue entre le procureur de la République et la société LVMH, 15 déc. 2021

[12] « Le dévoilement de la CJIP dans l’affaire LVMH/Squarcini ne doit pas condamner cet outil essentiel à la lutte contre la corruption », Transparency International France, 2 juin 2022

[13] Riom, ord. de validation d’une CJIP, 16 déc. 2021, n° parquet 21068000009 ; CJIP conclue entre le procureur de la République et le SYMPAE, 22 nov. 2021.

[14] Sylvie Luneau. « Signature de la première convention judiciaire d’intérêt public », La gazette, 27 janvier 2022

[15] Riom, ord. de validation d’une CJIP, 18 févr. 2022, n° parquet 21179000045 ; CJIP conclue entre le procureur de la République et le GAEC des Beaudor, 2 janv. 2022

[16] Anaëlle Demolin. « Une deuxième CJIP environnementale a été signée », Décideurs Magazine, 13 mars 2022

[17] Bruno Quentin, Francois Voiron. « La victime dans la procédure de CJIP : entre strapontin et siège éjectable ? », AJ Pénal, 2021 p.15

[18] Circulaire du 31 janvier 2018 relative à la présentation et la mise en œuvre des dispositions pénales prévues par la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique

[19] T. corr. Nanterre, 15e ch., 18 sept. 2019, G. Poissonnier, « Procès au fond et convention judiciaire d’intérêt public : quelle coexistence possible ? », D. 2019. 2137

[20] Louis Gaddi. « La justice pénale négociée a le vent en poupe ! », Berger Levrault Légibase, 30 mars 2022

[21] Pauline Dufourq, Capucine Lanta de Berard. « Justice négociée : quel sort pour les personnes physiques ? », Dalloz Actualité, 9 septembre 2019

[22] Emmanuelle Brunelle, Manon Lachassagne, Sélim Brihi, Amaury Bousquet. « L’affaire Bolloré ou les limites d’une justice pénale négociée », Dalloz Actualité, 23 mars 2021

[23] Projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée (JUSX1933222L)

[24] Clara Le Stum. « CJIP : bilan et perspectives, Lamyline Actualités du droit, 16 mars 2020

[25] « Cadeaux luxueux » et intermédiaires fictifs : pourquoi Airbus a payé une amende recorde », France 24, 1 février 2020

[26] Fonctions de peine, JurisPedia, Grande bibliothèque du droit

[27] Avi Bitton. « La convention judiciaire d’intérêt public », Village de la justice, 3 juin 2022

[28] Ibid.

[29] Paris ord. de validation d’une CJIP, 7 févr. 2022, n° parquet 15051000339 CJIP conclue entre le Procureur de République et La financière Atalian

[30] Clara Le Stum. « CJIP : bilan et perspectives, Lamyline Actualités du droit, 16 mars 2020

[31] „Cadeaux luxueux” et intermédiaires fictifs : pourquoi Airbus a payé une amende record, France 24, 1 février 2020

[32] Chloé Aeberhard, Marie-Béatrice Baudet. « En versant 3,6 milliards d’euros d’amende, Airbus délivré de ce passé douloureux », Le Monde, 1 février 2020

[33] Amaury Bousquet. « CJIP : les enseignements de l’affaire Airbus », Observatoire de la justice pénale, 24 février 2020

[34] Laurent Saenko, Nicolas Catelan. « De quoi la CJIP est-elle réellement le nom ? », Gazette du palais N°35 ,16 mars 2021

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